La paix impossible ?

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Christian Bless – Les 13 et 14 novembre derniers, devait se tenir au prestigieux Collège de France à Paris, un colloque intitulé « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamique contemporaine ». Peu de jours avant, il a été annulé sur ordre du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Il avait été organisé à l’initiative du professeur Henry Laurens, titulaire de la Chaire d’Histoire du monde arabe au Collège de France. Perspective catholique a déjà eu l’occasion de mentionner l’œuvre impressionnante du professeur Laurens qui a consacré des milliers de pages au monde arabe et à la Palestine. Il en est, sans doute, un des plus grands spécialistes. Le Ministre justifiait son intervention comme une défense de « la liberté académique » reposant, selon lui, « sur un débat libre, respectueux et pluriel » (sic !). Prouvant ainsi que Tartuffe est roi !

Les livres de Henry Laurens ne sont pas des ouvrages politiques ou polémiques, ils sont le résultat de décennies de recherche et d’accumulation de documents et de faits. Dans un précédent article, très modestement, nous avons tenté de présenter quelques-uns de ses écrits consacrés à des faits historiques d’une grande complexité. L’Orient compliqué. Il est bien entendu que le choix des textes peut, en soi, refléter une partialité. Une fois encore, nous voulons proposer quelques textes exposant des points de vue divergents. Il ne s’agit pas de prendre un parti contre un autre, mais de tenter de comprendre les tenants et les aboutissants d’un drame qui broie des populations depuis des décennies. L’esprit de parti qui divise nous est étranger, nous tentons de cerner la réalité des faits au plus près, autant que faire se peut, car, quelle que soient les différentes situations, nous croyons intimement que, sortis de la main d’un seul Créateur, nous appartenons à un même corps que le péché originel disloque.

La fin de la Première guerre mondiale voit l’Empire Ottoman se défaire, la France et l’Empire britannique se partager le Moyen-Orient. Londres voudra conserver sous son contrôle les territoires qui donnent accès au canal de Suez qui lui assure la route des Indes. La France se verra accorder un mandat sur les régions qui constituent le Liban et la Syrie. Ce seront les accords Sykes-Picot qui soulèveront un grand mécontentement dans le monde arabe, une fois qu’ils seront révélés. Renée Neher-Bernheim souligne que pour réaliser cette mainmise sur la Palestine «l’Angleterre s’appuie sur les Sionistes et réussit, sous les apparences d’une générosité remarquable à l’égard des Juifs, à damer le pion à la France». (Renée Neher-Bernheim, La déclaration Balfour, Les Belles Lettre, 2005). Les fils du drame contemporain se nouent.

Naissance du sionisme
Dans les premiers chapitres de ce même livre, l’auteur présente les racines et les premiers développements du sionisme. Quand bien même le rêve sioniste d’un retour sur les terres bibliques est ancien, les pogroms en Russie et en Europe de l’Est vont précipiter la naissance du mouvement et ses premiers pas. Ils vont soulever des débats entre juifs assimilés et ceux qui aspirent à vivre sur la terre d’Abraham, ils vont, avec l’affaire Dreyfus, faire que «Bien des Juifs français en furent profondément bouleversés et se sentirent désormais beaucoup plus intensément juifs qu’avant». L’auteur laisse entendre que l’antisémitisme du XIXe a contribué à créer le sionisme qui, en plusieurs vagues («alyah», immigration juive en Palestine) vont se mettre en route pour la Palestine encore ottomane, avant même la Déclaration Balfour, bien que le plus grand nombre préfère des destinations différentes, notamment les États-Unis. Notons que jusqu’à ce jour, la majorité des juifs vivent hors de la Palestine.

En 1896, Theodor Herzel fait paraître un livre intitulé Der Judenstaat, que l’auteur qualifie de «faire-part de naissance du sionisme politique» tout en soulignant que les Juifs qui obtiennent leur émancipation complète aux alentours de 1870 «parlent surtout allemand ou hongrois, s’assimilent rapidement et ne gardent souvent, comme la famille Herzel, qu’un lien assez ténu avec le judaïsme».

«Les intérêts politiques britanniques» ainsi qu’un milieu social favorable font «de l’Angleterre victorienne la protectrice officieuse et sentimentale de bien des Juifs». Le lointain décès de la grande reine n’a pas changé cet état de fait ! Renée Neher-Bernheim développe longuement les tractations souvent houleuses et contradictoires qui vont conduire à la Déclaration Balfour en 1917, en passant notamment par le Congrès de Bâle en août 1897. A un moment donné, Herzel proposa d’accepter une offre du gouvernement anglais d’une installation en Ouganda qui se heurta à une inébranlable opposition, notamment des Juifs russes. Haim Weizmann écrit à ce sujet qu’Herzel «réalisa pour la première fois la profondeur de l’amour qui nous attachait à Jérusalem» ! L’historienne ne cache pas les déconvenues des premiers pionniers. Décrivant l’arrivée de certains d’entre eux, elle écrit : «… il a été assailli dès l’arrivée par l’importance du problème de la coexistence avec les Arabes». Et, plus loin : «Lors du voyage qu’il fait en Palestine en 1911, Ahad Ha’am s’est rendu compte du mécontentement des Arabes de voir des terres appartenir à des «étrangers» d’une autre religion». Le drame qui se déroule sous nos yeux a des causes lointaines connues dès le départ.

Par un patient travail, Haim Weizman va convaincre Herbert Samuel («ses liens avec le judaïsme sont assez lâches») et Lord Balfour. Il en résultera en 1917 la rédaction de la fameuse Déclaration. Commentant un mémorandum présenté aux autorités britanniques par les sionistes, l’auteur formule une précision importante : «Les Juifs demandent la Palestine non comme un lieu d’installation moderne, mais comme un lieu de retour : ils veulent y re-venir». Plus loin, Renée Neher-Bernheim nous présente une exégèse d’un terme de ce mémorandum qui explique la profondeur du drame et crée une impossibilité de vie commune et de paix, dès le départ.

Il faut citer ce paragraphe dans son entièreté afin de permettre au lecteur de comprendre l’irréductibilité de l’opposition qui déchire deux peuples depuis plus de 100 ans. Et non pas depuis le 7 octobre 2023 : «Dans cette troisième mouture d’un même projet, apparaît pour la première fois le terme de National Home proposé par Sokolov : il traduit à peu près l’hébreux Bayit Leoumi ; il ne correspond pas au français «Foyer National», couramment utilisé pour le traduire. Car Home (comme Bayit) signifie aussi bien Foyer que Patrie ; l’hébreux Bayit a une acception encore plus large, puisqu’il désigne aussi le Temple de Jérusalem et même l’État juif tout entier». Le Temple que les sionistes veulent reconstruire. Mais à sa place, existent deux mosquées, parmi les plus sacrées de l’islam ! L’impasse est totale. La paix est-elle possible ?

Un mythe ?
Tous les Juifs ne partagent cependant pas ce point de vue.
Dans un essai paru en 2013 (Comment j’ai cessé d’être juif, Flammarion), Shlomo Sand, Professeur à l’université de Tel-Aviv, écrit : «Pour justifier la colonisation en Palestine, le sionisme a invoqué la Bible, présentée comme un titre de propriété juridique sur la terre. Il a ensuite dessiné le passé des multiples communautés juives, non pas comme des fresques de groupes convertis au judaïsme en Asie, en Europe et en Afrique, mais comme l’histoire linéaire d’un peuple-race, prétendument exilé par la force de sa terre natale et qui, durant deux mille ans, a aspiré à y revenir. Le sionisme laïc a profondément intériorisé le mythe religieux de la descendance d’Abraham et la légende chrétienne du peuple maudit et errant que ses péchés ont conduit à l’exil. À partir de ces deux matrices, il est parvenu à façonner l’image d’une ethnie dont le caractère manifestement fictif (il suffit pour s’en convaincre d’observer la diversité des Israéliens) n’a nullement entravé l’efficacité».

Pour clore ce florilège, nous voulons céder encore la plume à Renée Neher-Bernheim qui retranscrit longuement une rencontre entre Herzl et le pape saint Pie X, en 1904, que le fondateur du sionisme rapporte dans son journal. En espérant ne pas abuser de la patience du lecteur, nous en citons de larges extraits, tant cet échange est révélateur.

«Je lui soumis brièvement ma demande mais lui, il répondit avec sévérité et assurance : «Noi non possiamo favorire questo movimiento». Nous ne pouvons pas favoriser ce mouvement. Nous ne pouvons pas empêcher les Juifs d’entrer à Jérusalem mais nous ne pouvons pas davantage les favoriser. La terre de Jérusalem n’a pas toujours été sainte, elle a été sanctifiée par la vie de Jésus-Christ. Moi, comme chef de l’Église, je ne peux pas dire autre chose. Les Juifs n’ont pas reconnu Notre-Seigneur ; par conséquent, nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif». Le conflit entre Rome, qu’il représentait, lui, et Jérusalem que je représentais, moi, se déroulait ainsi de nouveau dans toute son ampleur.
(…)

« Et la situation actuelle, Saint Père ?
– Je sais que ce n’est pas agréable que ce soient les Turcs qui possèdent les Lieux Saints. Mais, que voulez-vous ? Il nous faut le supporter. Favoriser, par contre, les Juifs dans leur désir d’obtenir les Lieux Saints, cela, nous ne le pouvons pas.
Je dis que notre point de départ, c’était exclusivement la détresse des Juifs et que nous étions bien décidés à éviter tous les problèmes religieux.
«Peut-être, mais nous, en tant que Chef de l’Église, nous ne le pouvons pas. Il existe deux possibilités : ou bien les Juifs restent fidèles à leur croyance et continuent d’attendre le Messie, qui pour nous est déjà arrivé. Alors, ils nient la Divinité de Jésus et nous ne pouvons rien faire pour eux. Ou bien, ils vont en Palestine sans religion aucune. Raison de plus pour que nous ne puissions pas alors prendre fait et cause pour eux.
«La religion juive était la base de la nôtre ; mais elle a été remplacée par la doctrine du Christ et nous ne pouvons plus lui reconnaître de consistance. Les Juifs, qui auraient dû être les premiers à reconnaître Jésus-Christ, ne l’ont pas encore reconnu aujourd’hui.
(…)
Je dis : «La terreur et les persécutions n’étaient peut-être pas les moyens les plus efficaces pour contenir les Juifs.»
Mais il répliqua, et pour le coup il était grandiose dans sa simplicité :
«Notre Seigneur est venu sans puissance. Il était pauvre. Il est venu in pace. Il n’a persécuté personne. C’est lui qui a été persécuté. Même les apôtres l’ont abandonné. Ce n’est qu’après qu’il a grandi. L’Église s’est développée seulement après trois siècles. Les Juifs disposaient, par conséquent, de tout le temps nécessaire pour reconnaître sa Divinité. Mais même aujourd’hui, ils ne le font pas encore.
(…)
– Nous ne demandons pas Jérusalem, mais la Palestine, le pays profane seulement.
– Nous ne pouvons pas appuyer cette demande.
– Connaissez-vous, Saint Père, la situation des Juifs ?
– Oui, par Mantoue. Il y a là-bas des Juifs. J’étais toujours, d’ailleurs, en bonnes relations avec des Juifs. Il y a quelques jours à peine, un soir, deux Juifs étaient ici, chez moi. Il y a d’autres relations que celles de la religion : la courtoisie et la bienfaisance. Nous ne la refusons pas aux Juifs. D’ailleurs nous prions pour eux : que leur esprit s’éclaire et s’ouvre à la vérité. Aujourd’hui même l’Église célèbre la Fête d’un incroyant, converti miraculeusement à la foi, sur le chemin de Damas.

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