Jean-Pierre Saw – Le Conseil fédéral vient de publier dans un rapport du 30 avril une Appréciation de la menace qu’il adresse aux Chambres fédérales et au public (que nous sommes). Le sujet est trop important pour ne pas nous y arrêter plus longuement que de coutume. L’objectif est de souligner les failles d’une analyse produite par notre Service de renseignement, sur laquelle repose l’ensemble de notre politique de sécurité.

Géopolitique mondiale
Le rapport pose le cadre en expliquant que «la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran veulent façonner l’ordre international selon leurs propres conceptions», mais ne manque pas de préciser que leur «collaboration» est «ponctuée de tensions internes et d’intérêts divergents». En face, «on ne sait pas encore dans quelle mesure et comment les États-Unis sous la présidence de Donald Trump voudront et pourront garantir la sécurité de l’Europe et l’ordre mondial» ; et plus loin : «En cas d’affaiblissement de l’Ukraine, de l’OTAN ou de l’UE, l’environnement politico-sécuritaire de la Suisse deviendrait plus instable».
Un pays est particulièrement visé : «L’objectif stratégique de la Russie ne se limite pas à l’Ukraine : elle vise en effet à retrouver son statut d’autrefois et aspire à rétablir sa sphère d’influence en Europe de l’Est.» (…) «Le risque d’escalade nucléaire en Europe est encore plus prononcé depuis que la Russie a adopté une nouvelle doctrine nucléaire en novembre 2024». De plus, «en octobre 2024, la Russie a élargi sa guerre contre l’Ukraine à travers le déploiement de soldats nord-coréens».
Commentaire
La description de la situation géopolitique internationale, puis de celle de la menace, sont révélatrices à plusieurs égards. D’une part, seule la menace russe est précisée : menace territoriale en Europe, guerre nucléaire, cyberattaques et cyberinfluence, espionnage et menace sur les infrastructures critiques. Peu de détails sur les autres pays, et pour cause : nous entretenons des relations commerciales soutenues avec la Chine, tandis que l’Iran, dont nous représentons par ailleurs les intérêts auprès des États-Unis, et la Corée du Nord, ne doivent pas beaucoup s’intéresser à nous, en fait.
D’autre part, il manque à la compréhension du lecteur sur quelle base le Conseil fédéral désigne ces quatre pays comme une menace. La réponse est simple : ce sont ceux qui figurent dans les documents de sécurité de l’ancienne administration américaine, comme le Mémorandum de sécurité nationale de 2024, approuvé juste avant la passation de pouvoirs, ou la Revue de posture nucléaire de 2022. Ces pays sont en réalité : pour les uns les concurrents stratégiques des États-Unis, pour les autres des puissances régionales qui gênent l’hégémonie américaine.
Les adversaires des États-Unis seraient-ils donc nos adversaires ? Et de là à menacer la Suisse ? Le rapport ne précise pas du tout, par exemple, en quoi l’Iran et la Corée nous menaceraient… Alors pourquoi les mentionner ? Par contre, aucune mention n’est faite des prises de participation chinoises toujours importantes dans les ports africains, mais aussi européens : nos services sont-ils seulement au courant ?
Premier constat : non seulement nos autorités nous considèrent a priori comme des alliés des États-Unis – alliés contre qui ? et pourquoi ? -, mais reprennent aussi telle quelle leur analyse stratégique, en dépit de tout bon sens, et au risque de tomber dans le ridicule. C’est précisément ce biais cognitif initial qui entache la suite de la lecture. Guy Parmelin déclarait pourtant – enfin ! – sur la RTS le 1er mai : «En politique internationale, il n’y a jamais d’amis, il y a des intérêts».
Et pourtant, la gêne occasionnée par le changement de président américain ne suffit pas à remettre en question l’angle de vision de nos autorités : dans leur esprit, les États-Unis restent garants de l’ordre du monde et – le texte le dit expressément – de la sécurité en Europe. Les perturbations actuelles semblent ne résulter que temporairement de l’épiphénomène Trump (cité nommément). Ne serait-il pas plus juste de dire que le monde change brutalement, et que l’élection de Trump n’en est qu’une manifestation ? Le Conseil fédéral choisit délibérément une approche en blocs, occidentalo-centrée, héritée de la Guerre froide. Cette option a le triple inconvénient de réduire notre champ de vision, de nous ranger dans un camp et de désigner des adversaires qui ne le sont que par accident. On aurait par contre apprécié entendre parler du reste du monde, notamment des puissances émergentes, par exemple du pays le plus peuplé de la planète.
Conséquences pour la Suisse
Concernant la Russie, sujet actuel entre tous, le rapport précise qu’elle «cherche à rétablir sa sphère d’influence en Europe de l’Est». Cette formulation vague, qui n’est pas distinguée de «zone de pouvoir», indique l’incapacité à prouver autre chose que la volonté pour cette puissance d’être respectée dans son environnement proche. Ici encore, on est en droit de se demander en quoi cela nous concerne directement. Malheureusement, le Conseil fédéral ne convainc pas non plus lorsqu’il cite la présence de soldats nord-coréens sur le front ukrainien, probablement pour démontrer l’internationalisation de la guerre : une information non confirmée par les uns, montée en épingle par les autres, et singulièrement absconse pour le paysan d’Appenzell ou le banquier genevois.
À propos des menaces sur notre sol, l’espionnage reste une menace crédible, mais il semble y avoir confusion entre activités illégales et réseautage diplomatique habituel, ce qui révèle une méconnaissance inquiétante des pratiques… De plus, il ressort de la lecture que la quête d’informations serait l’apanage d’une seule et unique puissance – toujours la même ! -, alors que, bien entendu, la réalité est infiniment plus complexe, en particulier venant de pays que notre gouvernement considère comme proches. Idem pour l’influence, la désinformation et la propagande.Quant à la menace nucléaire, il eut été juste de rappeler que les Américains se sont retirés du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) avant les Russes.
Le Conseil fédéral a tout de même la lucidité de reconnaître qu’ «il reste extrêmement improbable que des infrastructures critiques (…) soient visées par des attaques de cybersabotage ciblées lancées par des groupes étatiques tant que la Suisse n’est pas en conflit direct avec un État». Il confirme par là même que moins nous nous aliénerons les grandes puissances par notre politique, plus nous vivrons en sécurité. D’ailleurs, Il est admis que «dans le contexte de l’organisation de la conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine, la Suisse s’est vue davantage ciblée par les médias de propagande russes. Depuis, elle se trouve plus fréquemment concernée par des activités d’influence russe». Raison de plus pour mûrir prudemment nos actions diplomatiques à l’avenir.
Autres zones de conflit
Outre le théâtre ukrainien, le conflit à Gaza et la situation syrienne sont évoqués comme source d’instabilité. Sur le continent africain, le Conseil fédéral se dit préoccupé par «l’instabilité politique, le terrorisme et l’érosion de la démocratie».
L’évocation des conflits au Moyen-Orient et au Sahel rappelle effectivement, à la suite de Bernard Wicht, que quelques centaines de combattants bien formés, équipés et organisés peuvent créer des dommages sérieux (en Israël), occuper des portions entières de territoire (au Mali, Burkina, Niger, Nigéria), voire renverser un gouvernement (en Syrie) lorsqu’ils en rejettent la légitimité. De là à comparer certaines banlieues belges ou françaises à la poche d’Idlib, il n’y a qu’un pas qui vaudrait approfondissement… En revanche, pas un mot des cartels de la drogue qui inquiètent l’Europe du Nord, en particulier les régions portuaires du Bénélux, et qui avaient, il y a quelques années, menacé d’enlèvement l’ancien premier ministre hollandais Mark Rutte, puis la princesse héritière des Pays-Bas Catharina-Amalia.
A propos de l’Afrique, il paraît évident que ce qui nous menace en priorité, ce sont les vagues migratoires incontrôlées, et que celles-ci échouent déjà régulièrement sur les côtes européennes. Il ne s’agit bien entendu pas d’attaquer les personnes, mais bien de dénoncer le phénomène, dont les migrants sont les premières victimes, puisque nous ne sommes plus en mesure de les intégrer convenablement. Pourtant, le rapport n’évoque ni la démographie galopante d’Afrique de l’Ouest qui, à long terme, représente le facteur déterminant du bouleversement des équilibres, ni l’élément perturbateur majeur qui empêche les Etats de créer les conditions de vie pour leurs jeunesses, à savoir la corruption généralisée, alimentée par l’argent gratuit d’une générosité occidentale mal placée. L’approche du Conseil fédéral – avec la dénonciation des «gouvernements autocratiques» – reste idéologique, superficielle et ne traite pas l’aspect du sujet qui nous concerne vraiment.
Sur notre territoire
A une autre échelle, le rapport décrit sans surprise «la principale menace qui pèse sur la Suisse» comme émanant toujours «d’auteurs isolés ou de petits groupes inspirés par la cause djihadiste qui pourraient commettre des actes de violence spontanés en recourant à des moyens simples, comme des couteaux». Admettons, mais n’y aurait-il pas moyen d’analyser le phénomène en profondeur, afin d’anticiper lesdits actes de violence ? Ou le problème n’existerait-il qu’à partir du moment où le couteau tue ?
On apprend d’autre part qu’«en Europe, le risque que des extrémistes de gauche violents s’attaquent à des personnes ciblées, voire commettent des attentats terroristes, est en hausse». Par ailleurs, «certains groupes prennent ouvertement position sur des thèmes politiques d’actualité, à travers notamment des banderoles ou des vidéos de propagande diffusées sur Internet. La menace terroriste à motivation d’extrême droite s’aggrave encore en Europe». En Europe ? Peut-être, mais où exactement ? Et chez nous ? Difficile de ne pas froncer les sourcils.
Au terme de ce tour d’horizon, le Conseil fédéral conclut comme une évidence que «les attentes relatives à une plus grande contribution de sa part à la sécurité européenne iront en se renforçant». On voit venir l’inévitable «coopération», mais du lien entre «sécurité du continent» et menace contre notre pays n’est pas étayée. Il est simplement affirmé que «le contexte stratégique de la Suisse s’est profondément et durablement détérioré». Et de conclure par une sentence qui laisse perplexe : «Ces nombreuses incertitudes exigent de la Suisse qu’elle anticipe les menaces avec lesquelles elle doit compter en priorité dans le domaine de la politique de sécurité». Comment tirer une conséquence concrète de cette lapalissade ? Le jargon militaire dirait : «inutilisable !».
Ce que le rapport ne dit pas
Pourtant, il y aurait à dire sur la perte du lien social dans notre société, la balkanisation de certains de nos voisins, le morcellement rapide de l’Europe elle-même. On pourrait au moins évoquer les prétentions toujours plus marquées de communautés, certes elles-mêmes hétérogènes, mais qui occupent des zones entières, et imposent progressivement de nouvelles manières de vivre, tout en ébranlant la solidarité qui fonde notre système social. Leur loyauté est-elle acquise en cas de crise ? Attendons-nous d’être pieds et poings liés pour aborder ces sujets ? Et que signifie la notion d’ «organisations ethno-nationalistes» ? Faut-il être une «organisation» pour constituer une menace ?
Concernant les grandes puissances – est-il nécessaire et avisé de les nommer, d’ailleurs ? – de nouvelles attaques sur nos banques, le rachat par des groupes étrangers de nos industries, la gestion par des entités étrangères de nos fonds souverains, ne sont-ils des menaces autrement plus actuelles et concrètes qu’une hypothétique attaque militaire venant de l’Est ? Ou la menace ne serait-elle qu’armée ? Quelle est d’ailleurs la définition de la menace qu’utilisent nos services de renseignements ?
Parlant de cyber, ce ne sont pas non plus seulement les attaques ciblées qui nous fragilisent, mais aussi et surtout le manque d’autonomie en matière de nouvelles technologies, la dépendance extérieure aux éléments qui les composent, l’absence de souveraineté en matière de protection des données, les systèmes informatiques quasi exclusivement étrangers, les objets connectés, tels que les voitures récentes et les futurs avions de combat. Si menace hybride il y a, c’est dans tous les domaines qu’il est nécessaire de l’identifier. Un pont avec le Département de l’économie, pour le moins, nous paraît urgent. Ici aussi, hélas, le Conseil fédéral a un train de retard. Il pourrait par exemple chercher à identifier les domaines dans lesquels nous aurions les moyens d’acquérir une autonomie plus grande, et les distinguer de ceux dans lesquels la coopération est nécessaire. Nous aurions alors des éléments de débat concrets. La mise à nu publique de notre incurie nous expose, paradoxalement…
Conclusion et perspectives
Ce même rapport nous apprend finalement que «la nouvelle stratégie de politique de sécurité du Conseil fédéral est en préparation pour fin 2025». Il y a fort à parier que, basée sur une analyse partielle et partiale, patchwork d’éléments disparates, souvent copiés-collés de lointains services étrangers, cette stratégie manquera son objectif et donnera lieu à de nouveaux gaspillages en personnel comme en matériel. On ne peut en effet qu’être surpris du fossé entre la perception commune et celle de nos spécialistes : l’augmentation des budgets qu’ils réclament ne modifiera pas cette incapacité à identifier de façon autonome, lucide et complète une menace propre aux intérêts de notre pays. Plutôt que d’emprunter des grilles de lecture étrangères, la Suisse gagnerait à développer une pensée stratégique propre, fondée sur ses réalités, ses vulnérabilités et ses intérêts fondamentaux. À court terme, il semble opportun de profiter des changements de têtes pour mobiliser des profils transversaux, dotés à la fois d’une solide culture stratégique et d’une expérience du terrain, capables de penser au-delà des cadres établis. —
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Newsletter N° 258- 14 mai 2025 | Source : Perspective catholique