Eric Bertinat – C’est avec un grand plaisir que je publie ce conte de Noël écrit sans doute d’un jet par Marc Dem et tiré de son livre : «70 contes rapides» (Les Editions Choc – 1989). J’ai eu le grand plaisir de connaître et de lier amitié avec lui. Journaliste et écrivain français talentueux il a signé de nombreux reportages pour le Figaro Magazine, Valeurs actuelles et Spectacle du Monde dans les années 1980. En 1987, il est un des fondateurs de la revue Le Choc du mois dont il est le directeur. J’ai toujours dans ma bibliothèque ces précieux numéros. Il publie de nombreux ouvrages dans les années 1980 et 1990, aux thèmes parfois historiques, souvent religieux, traduits dans de nombreuses langues. Il aimait à me raconter avec beaucoup d’humour son travail de « nègre », mettant sa plume au service de nombreuses personnalités de la politique et du show-business.
Cet ancien séminariste, admirateur de Mgr Lefebvre qu’il aimait rencontrer à Ecône, a publié de 1990 à 1997 la lettre confidentielle (hebdomadaire) d’informations religieuses Iota Unum. Il nous a quitté brutalement le 2 avril 1997, sa fille m’annonçant cette bien triste nouvelle par téléphone depuis sa maison à Chanteloup-les-Vignes, une maison toute à son image, d’un charme fou, à l’architecture peu commune, avec des pièces remplies de bibliothèques n’absorbant plus les livres achetés ou reçus. Toujours, ou presque, accompagné de son épouse Cécilia, il me manque depuis : c’était un personnage comme on les aime, tout simplement.
Je ne peux que vous inviter à redécouvrir ses ouvrages. J’en cite quelques uns, il y en a bien d’autres à découvrir :
– Il faut que Rome soit détruite, Albin Michel, 1985.
– Évêques français qu’avez-vous fait du catéchisme, 1984.
– Dieu et successeurs, Albin Michel, 1982.
– Dieu persiste et signe, Albin Michel, 1985.
– Lettre à M. Quelconque sur les enfants artificiels et autres monstruosités nouvelles entre IVG et IVV, Dismas, 1987.
– Saint François de Sales, Éditions du Rocher, 1997.
– Dom Gérard et l’aventure monastique, Plon, 1988.
– Le troisième secret de Fatima, Éditions du Rocher, 1995.
Marc Dem – Le curé de Saint-Maclou arrondit les épaules sous son blouson. Un vent glacé flagelle la vieille église juchée dans la partie haute de la ville, du côté des anciens remparts dont quelques chicots surplombent la Seine. L’obscurité qui enveloppe le quartier pendant la nuit fait ressentir encore plus vivement le froid. Entre la 2 CV et le presbytère il y a une cinquantaine de mètres, qu’il est préférable de franchir rapidement. La cloche au timbre un peu fêlé compte péremptoirement onze coups : vite, la maison, une allumette sur la rampe du radiateur à butane, puis la télévision. L’émission de cette nuit de Noël promet d’être passionnante.
Le prêtre est interrompu dans son sprint par le claquement sourd de la porte de l’église, cette petite porte de côté que personne ne pense jamais à fermer. Avec le vent qu’il fait et les noctambules, il vaudrait peut-être mieux donner un tour de clef. Le père Félix connaît assez bien la disposition des lieux pour se diriger sans lumière à travers l’édifice désert, jusqu’à l’entrée de la sacristie où la clef est pendue. Il progresse cependant avec prudence pour éviter les chaises à la dérive qui pourraient se mettre dans ses jambes.
C’est alors que lui parvient, du centre de la nef, le bruit d’une respiration. Phénomène assez insolite pour le saisir d’une frayeur immédiate : même le jour, il ne vint guère de monde à Saint-Maclou, où le Saint Sacrement n’est plus exposé depuis belle heurette.
– Qui est là ? Demande-t-il d’une voix blanche.
Personne ne répond, mais il est sûr qu’il y a quelqu’un, ses yeux peu à peu discernent une forme raide dans l’allée centrale. Un pilleur de troncs ? Les troncs aussi ont disparu depuis longtemps.
Alors le père Félix se précipite vers la sacristie, non pour y prendre la clef, mais pour manœuvrer le commutateur électrique, la lumière fuse, il revient prudemment dans la nef. Un homme se trouve bel et bien planté à l’endroit où il avait deviné sa présence. Il semble avoir eu peur lui-aussi, ses yeux sont dilatés, sa bouche entretrouverte.
– Que faites vous là, Monsieur ?
– Pardonnez. Je croyait que c’était autorisé… J’attendais la messe de minuit.
L’abbé éclate d’un rire énorme, qui dissipe les dernières traces de sa frayeur.
La messe de minuit ? Qui vous a dit qu’il y en aurait une ? La journée est terminée, mon vieux, nous aussi nous avons le droit de nous reposer.
L’homme fait mine de se diriger vers la porte et tout rentrerait dans l’ordre si l’intérêt du prêtre n’était soudain éveillé par la mise moyenne du paroissien intempestif. Il n’a pas de pardessus, son costume sombre, d’une mode périmée montre des signes de fatigue. Il ne doit pas avoir chaud, le peu qu’il a dit trahi un accent étranger.
– Vous habitez dans cette ville ?
– Pour l’instant
– Je regrette qu’on vous ait mal informé. Vous pourrez revenir demain à neuf heures trente, nous avons une eucharistie. Mais les messes de minuit, vous voyez, terminé ! C’était devenu un rite festif qui ne rassemblait que des nantis. Un moyen de se donner bonne conscience avant de courir à la bouffe.
– Ah, bien ! fait l’homme.
J’ai dit à mes paroissiens : allez plutôt réveillonner directement, sans fausse pudeur. Seulement invitez un immigré à votre table, un chômeur, un paumé. Là vous ferez un vrai partage d’évangile !
L’homme écoute poliment, trop poliment, l’abbé n’a pas le sentiment de le convaincre et pourtant il voudrait y parvenir, il ne sait pourquoi. Peut-être est-il gêné de ce qu’il a dit au début sur le droit de repos, devant ce pauvre hère qui attendait silencieusement, dans l’église obscure, la fête qui n’est pas venue.
-Vous êtes seul ? Pas de famille autour de vous ?
– Je suis seul.
– Alors écoutez, venez boire quelque chose de chaud au presbytère. Vous voulez bien ?
Il ne se fait pas prier, éprouve une certaine satisfaction à se trouver dans le bureau du prêtre, regarde attentivement les posters qui couvrent les murs.
– Vous vous attendiez à trouver des bondieuseries dans tous les coins, hein ! Nous n’en sommes plus là, heureusement. Je ne sais pas si vous aviez bien interprété ce que je vous disais tout à l’heure. C’était trop facile, vous voyez ! Des tas de gens venaient à l’église une fois l’an, pour Noël. Parce que c’était la tradition. Ça et les mariages et les enterrements, c’était tout ce qu’ils grappillaient de la religion. Juste de quoi assurer leur confort spirituel.
– Alors vous les avez punis ?
– Le mot ne me plaît pas. Qui sommes-nous pour punir ? Mais nous avons autre chose à faire que d’organiser les loisirs des nantis. Nous ne sommes pas non plus des croque-morts. Place aux laïcs, c’est une femme qui fait les enterrements. Un peu de chocolat ? Tenez, mangez quelques biscuits !
Le père Félix marche de long en large, mains derrière le dos, cigarette sous pression.
– Ce soir, par exemple, les vicaires sont tous en cavale. Il y en a un qui réveillonne sur une péniche. Les deux autres sont au foyer des travailleurs immigrés,pour une petite sauterie organisée par la cellule communiste. Ça vous étonne ? Nous n’en sommes plus non plus à nous regarder en chiens de faïence avec les communistes. Ces gens-là vivent souvent plus valablement l’évangile que nous. Voilà une façon efficace de passer la nuit de Noël.
– Efficace, répète l’homme d’un ton neutre, en essuyant le chocolat qui est tombé sur sa barbe.
Quel curieux personnage ! Mais que se passe-t-il donc dans sa tête ?
– En bas, ils se préparent à chanter «minuit chrétien». Ils ont loué la salle des Fêtes de la mairie, et des affiches en veux-tu en voilà pour rameuter le plus possible de peuple. Grand bien leur fasse ! Ce n’est pas avec ça qu’ils transformeront les conditions de vie de la classe ouvrière !
Une flamme s’allume – enfin – derrière les lunettes du visiteur taciturne.
– Qui sont-ils ?
– Comment, vous n’êtes au courant ? Les tradis, bien sûr ! Ils ont installés une sorte de paroisse parallèle et, je dois le dire très clairement, illégale. Le père évêque est trop bon, il devrait s’arranger pour interdire ça. C’est la messe en latin, les cantiques à l’eau de rose, les coups d’encensoir, les confessions à tire-larigot, les anges dans nos campagnes, enfin, tout ce qu’on a réussi à évacuer avec le concile !
– Et, demande l’homme, les gens y vont ?
C’est au tour du père Félix de rester silencieux, Que ce type est énervant! Qui est-il, après tout ? D’où était-il sorti avant de venir faire le poireau dans l’église ?
– D’Olomouc, répondit-il, comme s’il avait deviné la question.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– En Tchécoslovaquie. Excusez-moi si j’ai l’air de tomber de la lune, je suis arrivé en France il y a trois jours. De lointains cousins m’abritent dans votre ville, mais je ne resterai pas longtemps chez eux.
– Vous êtes arrivé comme travailleur ?
– Je dois vous avouer que je suis prêtre. Ils m’ont expulsé.
– Qui donc ?
– Le gouvernement communiste. J’ai passé cinq ans dans un camp de travail, cela fait déjà un certain temps. Puis on m’a laissé sortir, mais avec l’interdiction d’exercer mon ministère. Travailleur, oui je le suis, j’ai été porteurs de colis dans une usine de produits chimiques, puis emballeur, puis porte-faix à la gare de Bratislava.
– Mais pour quelle raison ? La liberté du culte existe dans les pays de l’Est, je suis au courant, je l’ai lu dans les journaux.
– Elle est inscrite dans la constitution mais elle n’en est jamais sortie. A l’heure où je vous parle il y a plus de cinq cents prêtres dans les camps ou les prisons, ainsi que trois mille religieuses.
– Et pourquoi vous a-t-on expulsé, vous ?
– Je l’ignore. Cela arrive quelquefois. Peut-être qu’il n’y avait pas assez de place dans les camps.
Le père Félix se sent mal à l’aise. Il sert une nouvelle tasse de chocolat.
– Il y a plus de cinq cents prêtres, ce soir, qui ne diront pas la messe de minuit. Ou alors, comme je l’ai fait longtemps, dans un coin du baraquement, caché par les autres, sur mes genoux.
– La bouteille de Butane, à bout de souffle, a laissé le gaz s’éteindre. Le curé ne pense pas à la remplacer. Les deux prêtres dialoguent longuement, ou plutôt il y en a un qui parle et l’autre qui écoute bouche-bée, le récit tranquille et sans haine, mais implacable.
Puis la cloche au timbre un peu fêlé frappe douze coups.
– Puis-je vous demander une faveur ? Où se trouve la salle des fêtes ?
Le père Félix se lève, sort les clefs de voiture de son pantalon.
– Je vais vous conduire, vous ne trouveriez pas.
On chantait précisément «Les anges dans nos campagnes» dans la salle pleine de monde où s’élevait la fumée blanche des encensoirs.
– Merci, murmura le Tchèque à son guide, merci pour tout.
Mais celui-ci resta à ses côtés sans mot dire et c’est ainsi que, pour la première fois, le curé de Saint-Maclou assista à une messe traditionaliste, c’est-à-dire à celle qu’il avait appris à dire une vingtaine d’années plus tôt.
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Newsletter N° 173 – 23 décembre 2023 | Source : Perspective catholique