Lena Rey – La Ville de Genève a annoncé la fermeture temporaire de la crèche La Petite Maisonnée pour « travaux urgents ». Derrière ce prétexte, les parents découvrent une autre réalité : libérer le terrain pour un projet de mobilité et faire disparaître un lieu historique apprécié du public.
Dans les années 1990, les jeunes adultes suisses entendaient parfois parler d’un miroir aux alouettes – celui qu’un jour, les politiques familiales seraient là pour les encourager à avoir des enfants. Allocations, infrastructures, crèches accessibles… Tout était censé suivre. Trente ans plus tard, pour ceux qui ont franchi le pas malgré l’imposition élevée des couples mariés, la précarisation des familles et les horaires à rallonge, la réalité est un peu moins réjouissante. Une politique au goût de pastèque a tendance à distiller des messages plus proches du « stérilise-toi pour sauver la planète » que « fais des enfants pour perpétuer l’espèce ». Alors forcément, dans un climat pareil, tout le monde se fiche pas mal d’une crèche qui ferme, surtout si c’est pour installer une voie verte à la place. C’est le récit que je m’en vais vous conter.
À Genève, l’histoire de la crèche municipale La Petite Maisonnée aurait pu passer inaperçue. Une fermeture « temporaire », annonçait la direction aux familles, pour des « travaux urgents de rénovation ».
Sauf que le vernis a fini par craquer.
En novembre 2024, les parents reçoivent la fameuse lettre officielle : la crèche doit fermer provisoirement pour rénovation. Les familles trouvent cela normal : si la sécurité des enfants est en jeu, rien à redire. Mais en mai 2025, une éducatrice m’apprend la vérité alors que le personnel avait été contraint au silence par la direction : avant d’envisager des travaux, la crèche doit d’abord être vendue par le canton – propriétaire du bâtiment – à la Ville qui l’exploite, car le canton ne souhaite pas financer les rénovations. Deux ans après le début des discussions, la vente n’a toujours pas été conclue.
Depuis cette révélation, les tentatives de réaction se sont succédé. Une pétition a été déposée pour demander le maintien de la crèche ; elle a été prise au sérieux par la commission ad hoc et la procédure suit son cours. En parallèle, et sur conseil de la commission des pétitions, une motion urgente a été présentée au Conseil municipal. L’urgence a été reconnue, mais la motion n’a pas eu le temps d’être votée en raison des discussions interminables autour du projet de bus à haut niveau de service (BHNS) – urgence déposée par le Conseil administratif pour éviter de perdre des subventions fédérales. Nous verrons plus loin que cette façon de faire devient une habitude.
Au moment du dépôt de la pétition puis de la motion, nous pensions encore être face à une simple mauvaise planification des travaux et à un déménagement d’opportunité, vers l’hôtel Intercontinental, quelques centaines de mètres plus bas. Le cuisinier devait continuer à préparer les repas sur place, et la Ville évoquait même d’autres projets d’utilisation du bâtiment pendant la période de fermeture estimée entre sept et dix ans, ce qui en disait déjà long sur le caractère « urgent » des travaux annoncés.
Devant cette inertie, avec l’éducatrice représentante du personnel et une maman représentante des parents, je décide de créer une association pour regrouper les parents, le personnel et des sympathisants.
S’ensuivent plusieurs échanges de courriers avec la Ville. Les réponses sont évasives, parfois condescendantes, et nous laissent clairement entendre que nous n’avons pas à chercher plus loin. Mais c’est justement en décidant de chercher plus loin, à l’occasion de la rédaction d’un recours administratif en juillet 2025, que nous mettons au jour une réalité encore plus dérangeante que celle que nous soupçonnions.
Une décision en trompe-l’œil
Alors qu’aucun permis de construire n’avait été déposé treize mois après la pseudo-décision de déménagement pour travaux, c’est du côté du personnel qu’il y a eu du mouvement. Six démissions sont tombées en quelques mois. Non pas en raison d’un conflit interne, mais d’une perte de confiance générale et d’une détérioration des conditions de travail. Quand on ne sait pas si une structure rouvrira, ni quand, ni avec qui, il devient difficile de se projeter. Les collaboratrices, attachées au lieu – qui dispose d’un magnifique parc intégré au projet pédagogique et de places de stationnement, deux atouts qui semblent aujourd’hui presque suspects aux yeux de la politique municipale – se posaient beaucoup de questions. Elles ont tenté d’obtenir des réponses de leur hiérarchie et de la Ville. Rien de satisfaisant n’a été obtenu, certaines réponses ayant mis quatre mois à arriver, comme si les responsables du dossier jouaient la montre. Mais quel secret devaient-ils si bien garder ?
Première découverte : une autorisation d’abattage d’arbres, vieille de cinq ans, toujours valable et précisément localisée sur la parcelle de la crèche. Rien de nouveau, donc, dans cette « urgence » qui justifierait de vider les lieux à la hâte. Il semble que le sort du bâtiment ait été scellé bien avant que quiconque ne parle de rénovation. Il manquait simplement une bonne raison, et un peu de patience.
À ce stade, on pouvait encore croire à une coïncidence.
Mais le 24 juillet dernier, jour du dépôt du recours devant la Cour de justice, le concierge lui-même confiait à des collègues que le terrain allait servir de zone de stockage pour le chantier du tram des Nations dès septembre. Voilà qui éclairait soudain l’empressement de la Ville à faire ses cartons.
La paix… sans les enfant
Autre détail révélateur : selon les documents d’urbanisme, la parcelle est intégrée depuis 2023 au tracé d’un futur axe piéton et cycliste baptisé « Promenade de la Paix ». L’intitulé est charmant, presque biblique, mais l’application concrète l’est un peu moins. Une crèche dans le passage ? On dégage les enfants. Avec douceur, bien sûr. Et en gardant le sourire.
Pour les bambins, on trouvera bien un autre lieu. Ce fut le cas : un bâtiment réaffecté à la hâte. Sauf qu’ici encore, surprise : les architectes chargés du chantier ont expliqué qu’ils avaient déjà commencé les travaux quand la Ville les a priés de transformer les lieux en crèche. On imagine le résultat : une structure mal pensée pour accueillir des enfants, mais aménagée tant bien que mal pour donner le change, sans aucun espace extérieur. Une sorte de cage à bestiaux pour une génération qui, au lieu d’être considérée comme porteuse d’avenir, semble surtout déranger.
Quand l’urgence cache la pression fédérale
Ce qui pourrait passer pour une suite de maladresses prend une autre dimension à la lecture des documents budgétaires cantonaux. La Ville semble avoir agi sous la pression : si les travaux liés à certains projets de mobilité ne commencent pas à temps, une partie des subventions fédérales pourrait être perdue. Cette logique ne concerne pas seulement la crèche : on la retrouve pour le BHNS, pour la villa de Zep et pour la passerelle du Mont-Blanc. Dans tous ces dossiers, l’urgence n’est pas celle des besoins locaux, mais celle du calendrier imposé par les financements.
Il fallait donc avancer. Même sans permis. Même sans plan. Et surtout, sans enfants.
Au moment de la rédaction de ces lignes, la justice ne s’est pas encore prononcée. La Petite Maisonnée est fermée, la nouvelle crèche toujours inachevée, malgré un déménagement effectué le 4 août en toute connaissance de cause, alors même que la Ville avait été informée du dépôt du recours et de son effet suspensif. Après l’incertitude des familles quant au lieu d’accueil pour la rentrée du 21 août, c’est désormais la résignation qui domine, face à un flagrant déni de justice.
Mais au fond, outre les genevoiseries et autres magouilles auxquelles on a droit plus souvent qu’à notre tour ces dernières années, outre le bien-être des enfants ignoré dans un déménagement bâclé dont je vous passe les détails… le vrai problème est ailleurs. Il est dans ce pacte tacite qui liait une génération à ses institutions : vous ferez des enfants, et nous, on vous fournira les conditions favorables pour les élever. On ne vous demandera pas de les déplacer pour un tram. On ne fermera pas votre crèche sans plan crédible. On ne vous mentira pas (même par omission) sur les raisons.
Ce pacte, aujourd’hui, a été rompu.