Jean-Pierre Sow – Il est de bon ton chez nos voisins européens de juger la neutralité comme une preuve de faiblesse et de pusillanimité. Nos lecteurs, qui ont la mémoire longue, se souviennent du mot de la distinguée députée européenne Mme Loiseau à propos de la guerre en Ukraine : «Il ne faudrait pas que l’Union européenne devienne une grande Suisse molle». La Suisse étant dans son esprit synonyme de mollesse, et la neutralité : une tare.
Dans le conflit ukrainien comme à Gaza, les supporters des différents camps semblent tenir pour acquis que chacun doit prendre parti, comme si, en définitive, le choix s’imposait à nous. Dans le cadre de nos administrations, condamner la Russie et accuser le Hamas de terrorisme donne accès à un certificat de bien-pensance qui ne dit pas son nom. La moindre nuance éveille un soupçon de connivence avec l’agresseur. La violence serait unilatérale.
Tenter de comprendre provoque l’indignation, car expliquer c’est déjà excuser. Au cours de la campagne pour les élections européennes du 9 juin, les partis de gauche comme de droite se sont sentis obligés de suivre ce schéma. Si les opinions officielles concernant la Russie sont quasi unanimes, elles se polarisent lorsqu’il s’agit d’Israël.
En soutenant le droit d’Israël à se défendre, tout en fermant les yeux sur les moyens utilisés et leurs conséquences, les droites européennes se rangent instinctivement du côté des blancs et de ladite civilisation judéo-chrétienne. Le Hamas est un « mouvement terroriste », c’est donc le mal. Israël est un Etat agressé, il a donc le droit de se défendre. Or, le qualificatif de « terroriste » est déjà un parti pris qui définit la chose selon le moyen utilisé : l’action étant terroriste, le mouvement politique le devient par essence. En-face, la gauche parle de « mouvement de résistance » ; elle met en avant le but, passant sous silence les moyens. Opposition absurde, puisque les deux définitions se complètent… Concernant Israël, le même schéma s’installe : évoquer un Etat qui se défend est vrai, mais masque une partie de la réalité ; et tenter de réduire l’action d’Israël à une volonté de génocide fait oublier qu’elle réagit à une agression.
La nécessité de prendre parti polarise la société, exacerbe les haines, empêche toute résolution des conflits. Si l’objectif est la paix, deux options s’imposent : l’anéantissement ou le compromis. Forte de sa tradition de neutralité, la Suisse gagnera toujours à occuper son créneau propre, laissé désespérément vide depuis plus de deux ans. Les lobbies qui s’y opposent, et les ignorants qui s’en moquent, travaillent non seulement à saper les fondements du pays, mais aussi, plus largement, à éroder l’équilibre d’un continent fragilisé. La Suisse n’a pas besoin de choisir son camp, elle doit proposer la paix en offrant un terrain neutre pour l’élaboration d’un futur compromis. C’est le seul rôle crédible qu’elle puisse jouer de par sa taille et sa situation. Toute tentative de singer les grandes puissances la menace de disparition dans le concert des nations.
Nos chers voisins ne saisissent pas non plus tout à fait les conséquences de leurs positions. Leurs gauches, en défendant un peuple sans le distinguer de certaines méthodes, décrédibilisent son combat pour une vie digne dans un Etat viable. Quant à la droite, en soutenant implicitement la politique israélienne de destruction massive, elle accepte implicitement de rendre impossible la vie de milliers de familles ; de laisser la place aux colons qui viendront demain revendiquer les terres au nom du grand Israël ; d’ouvrir la porte à l’exode de 2,3 millions d’habitants pris en étau entre les chars israéliens et les grillages égyptiens. Si gouverner c’est prévoir, ne pas anticiper cette nouvelle vague migratoire révèle une absence complète de vision au-delà des échéances électorales. —

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Newsletter N° 220 – 27 mai 2024 | Source : Perspective catholique