Eric Bertinat – La récente enquête révélant que des hommes en Suisse romande échangent clandestinement, sur internet, des photos de leurs conjointes à leur insu met en lumière un phénomène à la fois nouveau dans ses formes et ancien dans son fond. Saint Cyprien ne voit-il pas déjà dans la dégradation morale un signe du vieillissement de l’histoire humaine : «Le monde vieillit, et les maux du monde s’aggravent, et l’homme déchu s’abandonne toujours davantage aux vices» ?
À première vue, ces annonces, où certains proposent d’«admirer» ou de «fantasmer» sur la femme d’un autre, pourraient sembler marginales. Pourtant, la multiplication rapide de ces messages et leur parallèle avec des scandales internationaux montrent qu’il s’agit d’une réalité plus profonde : l’objectivation croissante du corps des femmes dans les espaces numériques.
À Rome, en Italie, deux affaires récentes impliquant des dizaines de milliers d’hommes partageant des images non consenties avaient déjà révélé l’ampleur du problème. Loin d’être un «jeu», ces pratiques constituent des infractions pénales en Suisse. Elles relèvent aussi, plus largement, d’un mécanisme anthropologique ancien : l’appropriation du corps féminin par un regard masculin collectif, anonyme et souvent violent.
Comme le souligne Coline de Senarclens, spécialiste des questions de genre et chroniqueuse radio suisse, ces dérives s’inscrivent dans une longue histoire où le corps des femmes a été utilisé, échangé ou exposé sans leur consentement. Le numérique n’a pas créé ce phénomène: il l’a rendu massif, instantané et difficile à maîtriser. Cette lecture anthropologique est nécessaire ; mais l’on peut aussi s’interroger, au-delà de l’analyse sociale, sur la dimension plus spirituelle de ces comportements, ce qui ne diminue en rien leur gravité.
Le numérique, accélérateur d’anciennes dérives
Si les nouvelles plateformes amplifient ces comportements toxiques, les Pères de l’Église en avaient déjà discerné les ressorts. Saint Jean Chrysostome avertissait : «Lorsque le désir se détache de la personne, il devient domination». Saint Augustin décrivait, avec une étonnante modernité, la dérive d’un désir séparé de la relation : «Là où la passion commande, la liberté disparaît». Ces auteurs voyaient dans l’usage du corps d’autrui sans son consentement non seulement une faute morale, mais aussi une blessure infligée à l’humanité de celui qui s’y adonne. Instrumentaliser l’autre revient, selon eux, à se mutiler intérieurement.
Plus récemment, Jean-Paul II, dans sa Théologie du corps, a parlé d’«adultère du cœur», cette attitude qui transforme l’autre en objet visuel ou fantasmatique une dynamique que les plateformes érotiques contemporaines ne cessent d’alimenter.
Ce décalage entre la réalité des personnes et la fiction construite autour de leur image est précisément ce que Benoît XVI dénonçait : «L’éros, abandonné à lui-même, devient une chute et une dégradation de l’homme». Dans un monde saturé d’images, le désir se retourne contre lui-même. Le plaisir instantané remplace la relation, et l’autre devient un accessoire.
Un défi social, éducatif et culturel
Sur le plan légal, le Code pénal suisse encadre strictement ces actes. Mais le véritable enjeu n’est pas seulement judiciaire : il est culturel et éducatif. Comme le rappelle Camille Perrier Depeursinge, professeur de droit pénal à l’Université de Lausanne, les poursuites restent limitées par le fait que ces infractions dépendent d’une plainte. Souvent, les victimes ne savent même pas que leur intimité circule.
Face aux dérèglements sexuels aujourd’hui multipliés par la technologie et l’anonymat numérique, l’Église ne se contente pas d’une liste d’interdits. La tradition chrétienne rappelle que la tempérance n’est pas une frustration mais une liberté : celle de ne pas laisser la pulsion prendre le dessus sur la relation. Nous aimerions entendre le clergé sur ces questions délicates qui abîment l’âme et la société toute entière.


