Entretien avec Werner Gartenmann, directeur de Pro Suisse

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Le XXème siècle fut un très beau siècle pour la Confédération Helvétique ; dans un concert des nations réglé par le droit international, la Suisse avait trouvé une place utile aux autres. Or le XXIème siècle sera différent ; nous voici revenus au temps de la realpolitik, le rapport des forces a déjà commencé et plusieurs États jouent leur survie. Le temps est à l’incertitude et à la prise de décisions cruciales.
Comment la Suisse équilibre-t-elle ses alliances ? Vu de Genève, la balance penche à gauche.
Le Grand Genève fait partie du programme Interreg de l’Union Européenne, la Genève internationale est aidée par l’Etat, les banques licencient. De facto, Berne s’aligne sur une UE qui efface les frontières nationales, échange les données, et adopte des sanctions.
Alors quelle prospective pour la Confédération ? Nous sommes allés discuter du sujet avec Werner Gartenmann, directeur de Pro Suisse, mouvement patriote et souverainiste. Pro Suisse a lancé l’initiative sur la neutralité et soutient activement l’initiative Boussole; nous reviendront sur ces deux initiatives dans l’entretien.

Alexandra Klucznik-Schaller : Ces dernières décennies, la Suisse a fait beaucoup de compromis avec sa souveraineté : adhésion à l’ONU, partenariat avec l’OTAN, adaptations législatives comme la libre circulation des personnes ou la fin du secret bancaire. Ces compromis sont souvent présentés comme étant dus à des pressions externes. Pensez-vous que la Suisse a encore des cartes en main pour négocier avec ses partenaires ou remplir un rôle particulier sur la scène internationale et si oui lesquelles ?

Werner Gartenmann : Oui, la Suisse conserve des atouts majeurs. Sa tradition de neutralité, son rôle historique dans la diplomatie, et sa position géographique au cœur de l’Europe lui permettent encore de jouer un rôle de médiateur crédible. Toutefois, ces cartes ne seront utiles que si la Suisse renforce sa souveraineté et cesse de céder à des pressions extérieures. Il faut une politique étrangère fondée sur les intérêts suisses, et non sur des alignements automatiques avec des blocs politico-militaires.

AKS : Pro Suisse naît en 2022 d’une fusion entre l’ASIN, le comité «Non à une adhésion rampante à l’UE», et l’association patronale contre l’adhésion à l’Union Européenne. Pourquoi avoir réalisé cette union et comment expliquer que des patrons d’entreprise soient contre une adhésion à l’UE alors que la faîtière economiesuisse appelle à préserver et à développer les accords avec l’UE ?

Werner Gartenmann : La fusion entre les trois entités en 2022 visait à unir les forces souverainistes pour mieux défendre l’indépendance et la neutralité de la Suisse. Contrairement à ce que certains pensent, de nombreux entrepreneurs suisses sont attachés à la stabilité juridique et à la liberté économique que garantit la souveraineté nationale. Ils craignent qu’une adhésion à l’UE entraîne une bureaucratisation excessive, une perte de flexibilité et une uniformisation nuisible à l’innovation helvétique. L’appel d’economiesuisse à renforcer les accords avec l’UE reflète une vision technocratique, mais pas nécessairement celle du tissu entrepreneurial réel.
Sous le couvert du marché intérieur, la bureaucratie européenne réglemente tous les domaines de la vie des citoyens avec des réglementations excessives en matière d’alimentation, de production alimentaire, etc. Par exemple, en Allemagne du Nord, lors d’une fête de village, les gâteaux faits maison par des associations n’étaient pas conformes aux réglementations européennes et cela a posé des problèmes pour la vente. Les entreprises doivent également rédiger des rapports sur leurs méthodes de production et la manière dont elles mettent en œuvre l’égalité des droits. Les marchés du travail sont réglementés. Cela n’est bon ni pour les employés ni pour les entreprises et cela coûte des emplois.
Si la Suisse perd sa liberté d’action et doit adapter ses avantages concurrentiels, alors qu’elle a moins de bureaucratie, moins d’impôts et un marché du travail flexible ; nous perdrons en compétitivité.

AKS : Le programme Interreg de l’UE a pour objectif la promotion d’une coopération transfrontalière et intra-régionale. L’idée est de renforcer des collaborations concrètes qui créent des cohésions territoriales et favorisent l’intégration. La Suisse participe dans plusieurs programmes comme l’Interreg VI-A entre la France et la Suisse (2022-2027) ou l’Interreg Rhin Supérieur. Pensez-vous qu’il s’agisse-là d’un autre type d’intégration, celui du fait accompli ? Où se situe la limite entre collaboration et intégration ?

Werner Gartenmann : Le programme Interreg est présenté comme une coopération régionale, mais il s’agit en réalité d’une forme d’intégration rampante. Quand les projets transfrontaliers deviennent des instruments de gouvernance partagée, quand on change le droit applicable, on franchit une ligne. La collaboration est utile quand elle respecte les souverainetés. Mais dès qu’elle impose des normes ou des objectifs politiques communs, elle devient une intégration de fait.
Il faut donc une vigilance constante pour éviter que la Suisse ne soit entraînée dans des dynamiques qu’elle ne contrôle pas. Cela commence avec Schengen. Nos frontières nationales ne sont pas suffisamment protégées. Mentionnons encore la libre circulation des personnes qui génère une immigration énorme. Et cette immigration implique à son tour l’embauche de plus de personnes dans le secteur des services, dans la santé, dans l’éducation… Le cercle vicieux est lancé et au final les frontaliers sont de plus en plus nombreux, car nous avons besoin de plus en plus de main-d’œuvre.

AKS : L’initiative sur la neutralité a été déposée en avril 2024. Sait-on déjà quand commencera la campagne en vue de la votation et quels seront les principaux arguments développés ? La Suisse a perdu sa réputation de pays neutre, pensez-vous vraiment qu’elle puisse récupérer une crédibilité à l’international ? Comment expliquer que le système institutionnel ait pu permettre ces dérives ?

Werner Gartenmann : La campagne devrait commencer dès que le calendrier parlementaire le permettra, probablement en 2026. Les principaux arguments porteront sur la nécessité de réinscrire la neutralité dans la Constitution, afin de stopper la dérive actuelle vers une coopération militaire avec l’OTAN et l’UE. La Suisse peut regagner sa crédibilité internationale si elle adopte une position claire, cohérente et durable. La neutralité n’est pas une faiblesse, c’est une force diplomatique — à condition qu’elle soit respectée dans les faits.
Pour la classe politique, y compris les membres du Conseil fédéral, la neutralité est un obstacle ; elle contrarie l’exercice du pouvoir. Il y a toujours eu des partisans d’une adhésion à l’OTAN, en particulier parmi les militaires et cela se comprend d’un point de vue purement défensif. Mais en Suisse, c’est le peuple souverain qui a le dernier mot, et non les politiciens ou les chefs de l’armée. Une autre raison pour laquelle la neutralité est combattue est le constat que l’armée suisse a été négligée, car, naïvement, on pensait qu’après la fin de la guerre froide, la paix allait s’installer pour longtemps. Nous avons aujourd’hui de graves lacunes en matière d’armement. Et maintenant, on dit que la Suisse ne peut être défendue qu’en association avec l’UE et l’OTAN. Nous voyons qu’il est grand temps de renforcer la neutralité et, en même temps, de redonner à la défense militaire du pays sa crédibilité tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

AKS : Pourquoi, à la suite de l’initiative sur la neutralité, avoir déposé l’initiative Boussole ?
En quoi l’initiative Boussole est utile ? Est-ce que devoir multiplier les initiatives n’est pas un significatif du fait que de toutes les façons un agenda intégrationniste sera appliqué ?

Werner Gartenmann : Il est positif de constater que de plus en plus d’organisations et de mouvements voient le jour, y compris en Suisse romande, qui non seulement défendent une Suisse indépendante, neutre et démocratique, mais veulent aussi la préparer pour l’avenir.
L’initiative Kompass vise à renforcer la démocratie directe en matière de politique étrangère en exigeant que les traités internationaux importants soient obligatoirement soumis aux citoyens et aux cantons.
Comme je l’ai dit, l’initiative sur la neutralité corrige la politique de neutralité erronée menée par la Confédération à Berne. Nous allons certainement lancer un référendum contre le paquet d’accords avec l’UE avec nos partenaires. Toutes ces mesures visent à ce que la Suisse reste la Suisse. Non, ce n’est pas une faiblesse. Mais cela montre que nos piliers de réussite sont menacés, en danger. Vous avez raison, l’agenda de la politique étrangère va dans la mauvaise direction. C’est pourquoi nous utilisons les instruments de la démocratie directe pour apporter les corrections nécessaires.

AKS : Je vous remercie beaucoup pour cet entretien.

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