Eric Bertinat – Le Grand Conseil genevois a adopté une modification constitutionnelle interdisant les signes religieux pour les élus. Derrière l’argument officiel de neutralité, c’est avant tout la peur de l’islam qui a guidé cette refonte, au risque d’entraîner la laïcité sur une pente glissante : celle d’une invisibilisation du religieux plutôt que de sa coexistence.
Le vote, acquis d’une voix seulement, marque une rupture inattendue dans l’histoire politique genevoise. En théorie, la mesure entend préserver la sérénité des institutions. En réalité, elle procède d’une inquiétude bien précise, née moins d’un enjeu religieux général que de la visibilité ponctuelle de symboles liés à l’islam politique. Le texte initial, proposé par l’UDC Stéphane Florey, n’avait d’ailleurs jamais caché son objectif : prévenir l’apparition de signes islamiques dans l’espace parlementaire.
Contrairement à ce que certains défenseurs de la réforme laissent entendre, le sujet n’est pas totalement abstrait. Des voiles revendicatifs, affichés comme des marqueurs identitaires, ont été portés lors de séances politiques à Genève ces dernières années. Cette réalité a troublé nombre d’élus et de citoyens. Mais l’existence d’un malaise ne justifie pas nécessairement la solution adoptée. Car la réponse choisie, en étendant l’interdiction à tous les élus et à tous les signes religieux, manque sa cible et dépasse largement le problème qu’elle prétend résoudre. Le législateur genevois a pris un cas particulier pour en faire un principe général, au risque d’enfermer toute expression religieuse, même pacifique et légitime, dans une zone de suspicion.
L’erreur tient peut-être à une confusion persistante : vouloir répondre à l’islamisme en traitant comme équivalentes toutes les formes de religiosité. Cette équation bancale conduit à une situation paradoxale où l’on prétend lutter contre une idéologie politique, mais où l’on restreint en réalité la liberté de croyance de l’ensemble des citoyens. Au lieu de cibler ce qui constitue une menace réelle (réseaux, financements, structures militantes, discours politiques d’inspiration religieuse), on s’attaque à des apparences, comme si l’effacement visuel des croyants pouvait conjurer les dérives politico-religieuses.
La foi mise à l’ombre
Une autre voie aurait été possible. Elle consisterait d’abord à rappeler ce qu’est véritablement la laïcité : un cadre où l’État demeure strictement neutre, mais où les individus conservent pleinement leur liberté de conscience, y compris dans l’expression de leur foi. Elle impliquerait de distinguer clairement les comportements qui relèvent d’un projet politique, donc régulables par le droit pénal et les règles de fonctionnement des institutions, de ceux qui relèvent de la vie spirituelle personnelle. Elle inviterait également à renforcer le discernement des élus et des agents publics pour qu’ils sachent reconnaître la différence entre un acte religieux et une revendication politico-religieuse, sans confondre les deux.
On pourrait encore imaginer une réponse plus culturelle que disciplinaire. Lutter contre les dérives islamistes ne passe pas par la neutralisation visuelle des individus, mais par la consolidation d’un socle commun : connaissance de l’histoire, affirmation des valeurs et des us et coutumes locales, maîtrise du cadre légal, éducation au civisme. C’est en renforçant les repères collectifs que l’on affaiblit les idéologies totalisantes ; ce n’est pas en dissimulant la diversité humaine.
La justice genevoise avait pourtant rappelé en 2019 que les élus ne sont pas des fonctionnaires incarnant l’État, mais les représentants d’une société variée. Leur demander de mettre entre parenthèses une dimension de leur identité revient à réduire la démocratie à un exercice esthétique où les individus doivent se conformer à une neutralité artificielle. La liberté religieuse visible n’a jamais été incompatible avec la neutralité de l’État, tant que l’élu n’utilise pas son mandat pour promouvoir une confession.
La décision du Grand Conseil traduit donc moins une réflexion mûrie sur la laïcité qu’un réflexe défensif face à un malaise culturel. Oui, certains symboles islamistes sont apparus ponctuellement dans la sphère politique genevoise. Non, cela ne justifie pas une interdiction générale frappant indistinctement toutes les croyances. La peur d’une religion particulière a servi de déclencheur ; la restriction de la liberté de tous en est la conséquence.
La mesure se veut protectrice. Elle révèle surtout une fragilité : celle d’une société qui, ne sachant pas comment gérer une question précise, choisit de neutraliser l’ensemble du phénomène religieux. La laïcité n’était pas faite pour cela. Elle n’est pas un outil d’effacement, mais un principe de coexistence. Genève aurait gagné à s’en souvenir.
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