
Roland Lomenech – C’est après avoir pris froid dans le palais de la reine Christine à qui il allait donner des leçons de philosophie à 5 heures du matin que René Descartes s’éteint à Stockholm à l’âge de 54 ans le 11 février 1650 mais si sa pensée est suffisamment renommée pour lui avoir valu cette invitation royale, elle est en fait diversement appréciée. Au bénéfice d’une pension octroyée par Mazarin, il était en butte aux attaques des théologiens protestants de Hollande où il vivait avant de partir pour la Suède et si c’est à la demande de Louis XIV que ses restes seront rapatriés en France en 1666, l’Église avait entre temps condamné son œuvre en 1663 et interdit que soit lu un éloge funèbre lors de l’enterrement à l’église de l’abbaye Ste-Geneviève.
Aujourd’hui submergés par la vague numérique et son impact massif sur la (dé)structuration de la pensée, on oublie facilement que c’est au XVIIème siècle que s’est opérée la grande révolution philosophique qui a bouleversé la conception du monde en Occident, non sans avoir, il est vrai, été préparée par un foisonnement d’idées, de doctrines et de tendances qui touchent tous les domaines et qui témoignent en général d’une contestation de l’hégémonie scolastique.
La Renaissance, ainsi appelée en raison de l’enthousiasme soulevé par la redé-couverte de l’antiquité grâce à la disponibilité de nombreux manuscrits suite à la chute de Byzance, débouche sur une revendication de “libre examen” des Écritures et un refus plus ou moins avoué de l’autorité de la tradition représentée par l’Église. Cela aboutira à la Réforme et donc à une révolution théologique. Mais la fin du XVIème et le début du XVIIème siècle sont aussi marqués par une révolution scientifique avec la mise en place de l’astronomie moderne sous l’impulsion de Copernic, Kepler et Galilée. Sa contestation du géocentrisme de l’univers est d’abord reçue comme une hérésie mais finit par s’imposer comme une évidence, ce qui a pour effet de discréditer l’autorité religieuse qui s’y est opposée. Les conséquences en sont considérables, car à la conception d’un monde hiérarchisé selon un ordre (cosmos) voulu par Dieu se substitue une vision du monde calquée sur les mathématiques qui deviennent le modèle de la pensée “vraie”.
Pourtant, la scolastique aurait très bien pu adopter les thèses de l’astronomie moderne dans la mesure où celles-ci assimilent toujours l’univers à un mécanisme complexe auquel on peut attribuer un créateur vers lequel remonter depuis la création comme on remonte de l’effet à la cause. L’héliocentrisme n’est pas en soi incompatible avec une économie de salut. Mais à force de se spécialiser dans des démonstrations intellectuelles accessibles aux seuls spécialistes de la théologie, la scolastique s’est enfermée elle-même dans un carcan où l’instrument a été confondu avec le but, la fin avec le moyen. Dans le même temps, elle a contribué à renforcer l’individualisme naissant en donnant plus de place à la volonté individuelle et elle s’est donc rapidement trouvée en porte-à-faux face à la contestation.
L’autorité religieuse s’étant trompée sur la question de la physique, son appareil intellectuel s’est trouvé remis en cause et c’est René Descartes qui va synthétiser le résultat de ce mouvement des idées en réalisant une véritable révolution philosophique. Si le critère du vrai n’est pas l’autorité, la tradition, il faut le chercher du côté de l’évidence, de l’idée “claire et distincte” que l’esprit se forge lui-même. Et Descartes expose dans Le Discours de la méthode (1637) comment y arriver en suivant les “longues chaînes de raison” des mathématiciens. Seulement, il ne suffit pas d’un bon instrument pour arriver à la vérité. « Donnez-moi un point d’appui et un bon levier, et j’ébranlerai le monde » aurait dit Archimède. Descartes a son levier avec la raison, il lui manque un point d’appui, un point de départ qui lui aussi soit sûr. Pour le trouver, il propose de passer toutes nos certitudes au crible du doute, ce qui l’amène à introniser le moi comme point de départ de toute la philosophie moderne puisque si penser, c’est douter, pour douter, il faut être (le doute n’étant pas une opération anonyme, involontaire) : cogito, ergo sum, je pense, donc je suis !
Pressentant sans doute le gouffre qui s’ouvre devant lui, Descartes tente alors de répondre aux objections des libres penseurs sur l’existence de Dieu. Poursuivant l’analyse du doute, il affirme que celui-ci se justifie par une confrontation des imperfections de l’état humain avec l’idée d’un être parfait. Or, en recherchant l’origine de celle-ci, il y voit une preuve de l’existence de Dieu par la contingence du moi. Puisque tout effet procède d’une cause et qu’en vertu du principe de causalité, la cause est au moins aussi importante que l’effet, il n’est pas possible que l’ego, qui est limité, imparfait, ait élaboré tout seul l’idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être parfait, infini. Et puisque je peux avoir en moi l’idée de Dieu comme être parfait, c’est forcément Lui qui l’a mise en moi, car Lui seul peut en être la cause, ce qui implique son existence. Autrement dit, si j’ai une idée de Dieu, c’est que Dieu existe.
D’autre part, Descartes donne une seconde preuve de l’existence de Dieu en reprenant l’argument ontologique de saint Anselme. Dieu ne pouvant être conçu autrement que parfait, Il existe certainement, sans quoi il Lui manquerait une perfection. Or la perfection appartient à Dieu, donc Dieu existe. Ce qui fait la valeur de cette preuve, c’est moins notre faculté de concevoir l’absolu que le caractère transcendant et unique de l’objet présent de cette faculté, à savoir l’Absolu lui-même, c’est dire que la notion de l’Absolu est absolue.
Ce qui est surtout intéressant et historiquement important dans cette double argumentation sur l’existence de Dieu, ce n’est pas le nombre de conversions qu’elle a occasionnées (ou pas), c’est qu’elle illustre parfaitement le total renversement de perspective de la pensée cartésienne par rapport à la philosophie antérieure. En effet, dans celle-ci le monde était perçu comme ordonné en fonction d’un principe supérieur auquel il devait l’existence, et connaître le monde était connaître cet ordre où l’homme occupait une place certes privilégiée mais soumise au Créateur. Chez Descartes, c’est le sujet pensant qui est le centre de perspective, et connaître le monde, c’est l’ordonner en fonction de l’intérêt qu’il présente pour l’homme. Descartes ne voit dans la nature qu’un ensemble mécanique qu’il convient de dominer et d’exploiter pour notre plus grand bien-être. Il n’est pas question de transcendance, et muni d’un outil de travail fiable, la raison, qui lui permet de se juger lui-même ainsi que ses propres productions, l’homme croit pouvoir se passer de Dieu pour découvrir la vérité, Dieu Lui-même n’étant plus au fond qu’un objet de pensée (indépendamment de Son rôle de démiurge).
Si Descartes est considéré comme le père de la philosophie moderne, c’est donc à la fois par son anthropocentrisme et par sa fameuse méthode qui prépare le terrain au rationalisme et à l’empirisme pour se “libérer” de Dieu. En effet, au moment où la science fait de la Terre un satellite et lui ôte sa place centrale dans un cosmos créé par Dieu, la philosophie périphérise la notion de Dieu en la réduisant à un objet de pensée pour l’homme devenu centre de perspective. Tout cela se fait au nom de la vérité et de la liberté et aboutira en deux-trois siècles à un monde où la technique impose ses rythmes à un être humain qui a massivement perdu tout sens de la transcendance et de la vérité. Le christianisme avait sorti le peuple de son asservissement par du pain et des jeux, le XXIème siècle néo-païen y renvoie les masses avec (entre autres) le RMI, le concours de l’eurovision, l’euro de foot et les jeux olympiques, tout en prétendant les libérer de pensées prétendument binaires et discriminantes.
Ce n’est pas un hasard si, avec Pascal et Gassendi auxquels on peut encore ajouter Leibniz, Descartes appartient à la dernière génération où les philosophes sont des scientifiques. La science se libère de la philosophie et de la religion et se tourne vers la domination technique du monde, ce qui aura l’avantage d’améliorer le confort de vie du grand nombre mais attirera toujours davantage celui-ci vers le matérialisme. La philosophie elle-même se libère de la religion pour placer l’homme au sommet du monde mais en refusant l’ordre voulu par Dieu et révélé par les Ecritures saintes, la pensée se heurte à des difficultés pratiques immédiates sur le fondement de l’obéissance aux lois, par exemple. Les successeurs de Descartes conserveront l’idée d’un Dieu garant de l’ordre moral (surtout politique et social) mais ils seront très vite débordés par plus extrémistes qu’eux pour aboutir dès le XIXème siècle à la célèbre formule nihiliste « si Dieu n’existe pas, tout est permis » où la modernité rejoint les sophistes. Nous avons nos Calliclès (1), aurons-nous notre Socrate ? —
(1) Calliclès est un des sophistes confrontés à Socrate dans le dialogue de Platon Gorgias. A Calliclès qui soutient que « le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le, reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant », Socrate demande « si c’est vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter » (Gorgias, 492c-494d).
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Newsletter N° 221- 29 mai 2024 | Source : Perspective catholique