« Nous avons une armée pour s’entraîner »

Jean-Pierre Saw – Cette boutade, répandue parmi nos militaires, en dit long sur l’état d’esprit que peut avoir un professionnel au sein de l’armée : à quoi bon ? Le Département de la Défense est d’ailleurs le moins convoité par les Conseillers fédéraux, et pour cause. De ce fait, chaque possibilité de formation ou de mission internationale donne un sens à l’engagement du personnel spécialisé.
La tentation peut donc être grande de renforcer les coopérations militaires qui s’offrent, surtout dans le climat de paranoïa actuel. Un responsable politique ne peut cependant pas oublier que, dans ce domaine plus que dans n’importe quel autre, il joue avec le feu, au propre comme au figuré. Quand un officier suisse participe par exemple à la Land Warfare Conference de Bucarest ces 19-20.11, dont le sujet affiché était « la modernisation et la recapitalisation des forces terrestres de l’OTAN », il établit des contacts, observe les évolutions en cours et peut ensuite rapporter à sa hiérarchie les tendances actuelles. Le risque est cependant, sans le discernement nécessaire, de se voir collectivement contaminés par l’analyse de l’OTAN et de se rapprocher de l’institution jusqu’à un point de non-retour.
Tout dépend de l’esprit dans lequel on aborde la question de notre sécurité. Si ce sont réellement la défense du pays (1ère mission de l’armée) et la neutralité armée qui priment dans l’esprit des autorités, une analyse froide de la menace s’impose. A la question de savoir si notre armée est prête, ou même de quelle armée nous avons besoin à l’avenir, répond celle, première et primordiale, des risques concrets. Admettant que la menace vienne de l’Est, établissons les scénarios possibles :
1. (le plus romanesque) La Russie à nos frontières. Pour cela, il faudrait que les 82% restants de l’Ukraine soient pris, et qu’après avoir placé le pays sous administration russe, les colonnes de chars continuent leur progression à travers la Slovaquie ou la Hongrie, avant de se retrouver dans la région d’Innsbruck. Google Maps recommande d’ailleurs plutôt de passer par la Pologne, la Tchéquie et l’Allemagne en raison du relief. Or, l’armée russe ayant progressé d’environ 400km depuis février 2022, on voit mal comment elle pourrait franchir les quelques 2500 km restants en quelques mois… pour autant que ce soit l’intention.
2. (le plus dangereux) une pluie de missiles « Oreshnik » (missile balistique hypersonique russe de portée intermédiaire, c’est-à-dire allant jusqu’à 5500 km) sur le Palais fédéral et nos barrages. Cette option ne peut être exclue a priori, mais elle paraît encore éloignée et nous n’avons de toute manière pas les moyens techniques de nous défendre contre elle.
3. (le plus probable) : une guerre larvée sous forme de cyberattaques sur nos administrations, nos infrastructures stratégiques et des coupures dans les chaînes d’approvisionnement énergétique et logistique; le soutien d’individus et de groupes qui contestent la légitimité de nos autorités, créent des troubles à l’ordre public ou posent des actes d’espionnage. La préparation avec les autorités civiles à une crise protéiforme semble effectivement une priorité (2e mission de l’armée). Elle exige une forme de préparation certes moins spectaculaire.

L’analyse des menaces par l’État-major de l’armée s’est complexifiée avec la sophistication des moyens adverses (cyber, drones, armes hypersoniques, etc), d’où la nécessité de mettre des priorités. Les différentes menaces qui pourraient venir de Russie, même si elles n’existent que dans l’imaginaire collectif, représentent un prétexte utile pour mettre le doigt sur les faiblesses de nos forces et réunir les budgets nécessaires. En définitive, ce sont nos choix politiques qui détermineront dans une large mesure qui nous considérera comme « hostiles ». La guerre des autres n’étant traditionnellement pas la nôtre, tout engagement, même individuel, dans le cadre belliciste de l’OTAN, met en péril la 3e mission de notre armée, qui est la promotion de la paix. —

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Newsletter N° 244 – 4 décembre 2024 | Source : Perspective catholique

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