Mirco Canoci – Peut-on prévoir la chute des empires comme on anticipe une éruption volcanique ? C’est le pari audacieux de Peter Turchin. Biologiste de formation, historien par passion, ce chercheur russo-américain s’est taillé une réputation mondiale en inventant la cliodynamique, une science qui applique modèles mathématiques et statistiques à l’histoire. Dans Le Chaos qui vient (traduction française de End Times), il expose sa thèse : les sociétés suivent des cycles prévisibles d’intégration et de désintégration, et notre époque se trouve au cœur d’une phase de rupture.
La mécanique des crises
Selon Turchin, quatre forces convergentes alimentent les grandes secousses sociales :
L’appauvrissement des classes populaires, marqué par la stagnation des salaires réels et le recul de l’espérance de vie.
La surproduction d’élites, trop nombreuses et en concurrence pour un nombre limité de positions de pouvoir.
L’affaiblissement de l’État, miné par la dette et la perte de ressources fiscales.
Les chocs exogènes – pandémies, guerres, crises climatiques, qui aggravent la fragilité interne.
À ses yeux, ces tendances convergent dangereusement depuis les années 1970, en particulier aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays occidentaux. Les années 2020 marqueraient, selon ses calculs, le point culminant d’un cycle séculaire de désintégration.
Des leçons venues de l’histoire
L’originalité du livre ne réside pas seulement dans la description des crises, mais aussi dans l’étude des sociétés qui ont su les dépasser. Le Royaume-Uni du XIXᵉ siècle, grâce à ses réformes électorales et à l’émigration, a évité l’explosion. Les États-Unis du New Deal, avec une taxation massive des plus riches, ont retrouvé une cohésion sociale. Même la Russie tsariste, en abolissant le servage, a su désamorcer une partie de ses tensions.
Pour Turchin, ces exemples montrent qu’il existe des issues possibles. Cependant, elles supposent des réformes profondes et souvent douloureuses.
La force d’un modèle… et ses failles
L’approche de Turchin séduit par son ambition transdisciplinaire, son usage de vastes bases de données et sa résonance avec l’actualité : inégalités record, polarisation politique, perte de confiance dans les élites.
Mais la mécanique a bien évidemment ses limites. Ses détracteurs l’accusent de « déterminisme excessif », réduisant l’histoire humaine à des équations trop rigides. Ses prédictions sont aussi jugées difficiles à falsifier : comment prouver qu’un cycle annoncé n’a pas eu lieu, ou qu’il a simplement été différé ? Enfin, certains lecteurs pointent le manque de transparence méthodologique et le risque de biais idéologiques, notamment dans l’analyse des tensions culturelles.
Un « prophète » du déclin ?
Reste que Le Chaos qui vient frappe par son actualité. Dix ans avant la montée des populismes, Turchin avait prédit que les années 2020 seraient marquées par une flambée de tensions. Aujourd’hui, ses idées circulent bien au-delà des cercles académiques.
Plus qu’une prophétie, l’ouvrage propose plutôt un cadre d’analyse. Une manière de regarder l’histoire sur le long terme afin de mieux comprendre les turbulences présentes et peut-être d’imaginer des réformes capables de retarder l’implosion.
