Abbé Michel Simoulin – Le 1er septembre 1931, l’abbé Marcel Lefebvre se présente donc à son tour au noviciat des pères du Saint-Esprit à Orly. « Son noviciat chez les Pères du Saint-Esprit s’accomplissait avec la plus grande fidélité pour n’être qu’une montée vers Dieu ; toutes ses lettres en respiraient le parfum, son expérience s’approfondissait. » (Mère Marie-Christiane)
Monseigneur nous confiait volontiers combien il avait été heureux au noviciat, où il reçut une formation spirituelle plus profonde que celle qu’il avait reçue au séminaire. C’est au noviciat, qu’il est devenu disciple du P. LIBERMANN. Cette influence a été tellement décisive qu’il convient de s’arrêter quelque peu sur l’esprit du Vénérable François-Marie-Paul LIBERMANN qui a été, au cours du XIXe siècle, l’initiateur des Missions d’Afrique.
Il naquit le 12 avril 1802, à Saverne (Alsace), d’une famille juive. Converti par une grâce extraordinaire, il reçut le baptême à Paris en 1826, et entra à Saint-Sulpice pour se consacrer au service des autels. Séminariste modèle, il avait déjà franchi les premiers degrés de la cléricature, quand un mal terrible, l’épilepsie, vint l’arrêter au seuil des ordres sacrés. Après quinze années de cruelles épreuves, il fut enfin ordonné prêtre (18 Septembre 1841), et fonda, pour l’évangélisation des Noirs, la Société du Saint-Cœur de Marie, qui s’unit, en 1848, à celle du Saint-Esprit, fondée en 1703 par Claude-François Poullart des Places.
Devenu, à la suite de cette fusion, premier Supérieur général de la Congrégation du Saint- Esprit et du Saint-Cœur de Marie, il donna à son Institut l’organisation et l’élan qui lui permirent de se répandre dans les diverses contrées de l’Afrique et du Nouveau Monde, pour y travailler au salut des âmes les plus abandonnées. Il mourut en odeur de sainteté le 2 février 1852, et reçut de Pie IX le titre de Vénérable, le 1er juin 1876 ; en 1886, ses écrits ont été déclarés purs de toute erreur, et le 19 juin 1910 Pie X a signé le décret qui proclame l’héroïcité de ses vertus. L’Afrique était son principal champ d’action, mais elle dirige aussi diverses œuvres d’apostolat en Europe, au Canada, aux États-Unis, aux Antilles et dans l’Amérique du Sud.
Sans doute, notre abbé Marcel en avait-il entendu parler à Rome, mais au noviciat, c’est l’esprit du P. Libermann qui est la matière principale des enseignements et de la formation. Quels sont les principes clefs de cet esprit ?
Une lettre de 1829 (il est encore séminariste malade en attente) nous en résume déjà l’essentiel : Je pense et je suis bien persuadé que pour être parfait il faut que nous soyons absolument vidés de tout ce qui n’est pas Dieu. Le Saint-Esprit frappe à tout instant à la porte de notre cœur ; nous désirons ardemment qu’il entre, et par ce désir nous lui ouvrons la porte ; mais comment peut-il entrer, s’il n’y trouve pas de place, s’il trouve ce cœur qui doit tant lui appartenir rempli d’affections ennemies ? A M. Viot octobre 1829 (LS I, 1)
Quelques formules bien frappées peuvent résumer les grands thèmes de son enseignement, sans le limiter. Ce sont ces mêmes thèmes qui animeront toute la vie de Monseigneur et que nous retrouverons parfois mot pour mot dans sa prédication spirituelle. Je peux même témoigner qu’il était heureux que ses prêtres et ses séminaristes se mettent à la même école.
Abnégation : Dieu c’est tout l’homme n’est rien.
Le 30 août 1835, il écrit à un séminariste : Il faut aimer Dieu de tout notre cœur, c’est-à-dire de tous nos désirs et de toutes nos affections. Et quand aime-t-on Dieu de la sorte ? C’est lorsqu’on n’a aucune affection ni aucun désir en dehors de Dieu, mais qu’ils sont tous concentrés en lui seul. Il ne faut rien aimer sur la terre ni dans le ciel que Dieu seul, et toutes les autres choses doivent être aimées uniquement pour lui et en lui. Cela paraît un peu dur ; mais, mon bien cher ami, tant que notre cœur est partagé entre Dieu et les créatures, tant qu’il cherche encore un tant soit peu les jouissances, il ne peut pas faire un véritable progrès dans le très saint amour de Dieu (1, 107-109).
Dieu seul, Dieu seul, toujours Dieu seul, … il ne faut voir que Dieu seul en toutes choses (M. Mangot, 8 janvier 1836- 1, 153)
Nous ne sommes rien ; il est tout en nous et en toutes choses ; c’est à lui qu’il appartient de faire en nous et de nous ce que bon lui semblera. Je vous assure, mon très cher, qu’il ne fait pas bon être au-dessus des autres… (26-10-1837)
Nul à toutes les créatures et (nul) à vous-même ; à plus forte raison, toutes les créatures doivent être nulles pour vous. … Je me rappelle que quelqu’un me disait à ce sujet fort agréablement que mes trois nullités ne sont pas très amusantes pour la nature. Mais n’importe, laissons crier un peu cette folle, elle finira par se taire et jouira dans l’éternité de toutes les peines que nous lui aurons données sur cette terre. (8-01-1836)
Ce n’est pas moi qui prêche l’abnégation, c’est Jésus-Christ lui-même qui a mis cette condition à la réception de qui que ce soit au nombre de ses disciples : Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants … et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple (cf. Lc. 14,26). Il n’y a pas de point de doctrine plus fortement exprimée dans le saint Évangile (E.S., 476-477).
Tenez-vous donc tranquille et laissez-le faire. Ne veuillez jamais avancer plus qu’il ne vous est donné d’en haut. Contentez-vous de viser à vous renoncer en toutes choses et à avoir un désir paisible de ne vivre que pour Dieu seul. Attendez ensuite, en toute tranquillité, qu’il lui plaise de vous donner ce qu’il jugera à propos. Ne lui prescrivez rien, et ne vous prescrivez rien non plus. (1839)
Union pratique… quitter Dieu pour Dieu… la charité ne fait pas perdre la charité.
L’essentiel, dit-il, est de vivre tout au long des jours dans l’union pratique avec Dieu, non seulement par l’accomplissement de ses saints devoirs, mais encore par l’exercice d’une douce et paisible vigilance sur soi-même, et agir en tout conformément au Bon Plaisir de Dieu, par un esprit de foi et d’amour.
Nous voyons par là l’importance, la nécessité même de diminuer autant qu’il est en nous, les intentions naturelles dans nos actes, et plus encore dans nos habitudes ; de ramener très fréquemment notre âme à des principes de foi et d’amour, afin de rendre de plus en plus dominante et habituelle en nous l’influence de la grâce qui nous unit à Dieu ; enfin de Veiller sur nos vices et nos défauts.
Pour cela, l’esprit d’oraison est d’une grande importance : il maintient l’âme dans des vues de foi et dispose le coeur à l’amour. Nous voyons par la aussi combien est absurde cette prétendue piété, qui veut être unie à Dieu et conserver ses affections naturelles, la recherche de soi-même, ses vices ou ses défauts. Dieu seul, Dieu seul en toutes choses, et que la terre se taise devant lui : Sileat a facie Domini omnis terra ! (Hab. II, 20) Instructions aux missionnaires.
Soyez toujours humble et pauvre devant Dieu et devant vos sœurs. Soyez docile et obéissante à vos supérieures comme à Notre-Seigneur lui-même. Si elles vous disent et font faire des choses qui dérangent un peu votre oraison et exercice de piété́, obéissez sans difficulté́. Il faut quitter Dieu pour Dieu... (26-03-1843)
J’ai la confiance que la divine bonté́ vous fournira un peu d’ouvrage auprès des âmes, que vous aurez part à tout ce qu’elle voudra bien vous faire exécuter par votre petite communauté́, et une bonne part.… le recueillement que vous perdrez par votre occupation auprès des hommes n’est qu’un recueillement d’imagination, de sensibilité́, mais le véritable recueillement intérieur de la charité́ de Dieu, vous ne le perdrez pas. La charité́ ne fait pas perdre la charité́, c’est-à̀-dire que la charité́ que vous pratiquez envers les hommes, ne vous fera pas perdre la charité́ envers Dieu ; au contraire, elle la perfectionne et l’augmente. » (28-08-1848)
Sainteté sacerdotale.
Outre les innombrables lettres à ses confrères prêtres, religieux ou séminaristes, nous avons sur ce sujet un document irremplaçable. En effet, en 1849-1850, Libermann organisa à Paris des « réunions ecclésiastiques sous le patronage de saint Jean l’évangéliste ». Nous y retrouverons des prêtres connus (de Conny, de Geslin, de Ségur, Caron, de Girardin, Gay, Gilbert, Castan, Ratisbonne, Lannurien…) et les comptes-rendus de ces réunions nous disent l’essentiel de sa pensée. Un extrait de la première réunion suffira : Nous nous réunissons pour nous renouveler dans l’esprit de notre sacerdoce reçu dans l’ordination ; en cela, nous suivons le conseil de l’Apôtre à son disciple : Admoneo te ut ressuscites gratiam Dei quae est in te per impositionem manuum mearum (II Tim. I, 6) nous cherchons à reproduire, à augmenter cette grâce en nous, à lui donner tout le développement qui est dans les desseins de Dieu, pour notre sanctification. Nous cherchons d’abord notre propre sanctification, sachant bien qu’en nous sanctifiant nous-même, nous nous rendons des instruments utiles dans les mains de Dieu pour la sanctification des autres.
Nous avons un modèle dans Marie ; pleine de grâce, elle est le vase d’élection par lequel la grâce divine se communique aux hommes ; Dieu lui a donné la maternité divine, et bien qu’elle n’ait pas le caractère sacerdotal, elle a, par cette maternité, pour ainsi dire, la sommité du Sacerdoce. Jésus voulant se donner aux hommes par elle, a voulu d’abord être en elle, vivre en elle, la remplir de lui-même. Tel doit être le prêtre, rempli des dons de Dieu avec surabondance, il répandra cette surabondance sur les âmes.
Le Cœur de Marie
Quoique Notre Seigneur ne restât pas corporellement vivant en Marie, cependant l’union incompréhensible avec la Divinité, que l’Incarnation avait opérée en elle, demeura toute sa vie. Tous les dons et toutes les grâces dont cette union a été précédée, ou accompagnée et suivie, seront à jamais l’ornement de l’âme très sainte de Marie pendant toute l’éternité, ainsi que toutes les divines perfections qui lui furent communiquées par les trois personnes adorables dans leurs rapports respectifs avec elle (1 avril 1841. O Jésus vivant en Marie).
Je vous conseille de vous offrir souvent, dans la journée, avec vos actions, à jésus et à Marie, de tourner souvent votre esprit et votre coeur vers jésus et Marie pour faire toutes vos actions dans le but de leur être agréable. Si vous prenez ainsi l’habitude de vivre auprès de jésus et de Marie, vous ne pouvez manquer de vous fortifier et d’être bientôt rempli du divin amour ; car lorsqu’on est entre deux fournaises pleines de feu, on ne peut manquer d’être brûlé (17 février 1839).
Voyez donc le Cœur Immaculé de Marie ! que de souffrances il a endurées pour le salut du monde ! Marie n’est pas allée prêcher l’Évangile de son Fils, mais elle a souffert dans son cœur : voilà l’unique apostolat de Marie. Eh bien ! n’était-elle pas plus grande que tous les apôtres ? Et Jésus lui-même, qui a laissé à ses apôtres des travaux et des succès incomparablement plus considérables que ceux qu’il a voulu faire, n’a-t-il pas souffert aussi pour le salut du monde ? Vous voyez donc que le véritable apostolat consiste dans les souffrances. Souffrez par conséquent avec paix et amour (6-05-1851).
Nous devons être immolés, comme Notre-Seigneur dans l’adorable Eucharistie. Oui, nous avons aussi à souffrir ; il faut nous offrir en faisceau pour être immolés à Dieu. Nous avons à combattre ; notre âme doit combattre contre elle-même, contre sa chair, contre le monde et le démon. Il faut nous immoler, comme Marie s’est immolée.
Contemplation, paix et égalité d’âme
M. Mangot avait fait la connaissance du P. Libermann, à Amiens, en 1835. Il accompagna le Vénérable, à Rennes, en 1837, et fut novice pendant deux ans sous sa direction. Il écrit : Un jour je lui fis cette réflexion : Il me semble que cette multiplicité d’affaires doit s’opposer à l’union habituelle de votre âme avec Dieu. — C’est tout le contraire, me répondit-il ; comme à chaque affaire nouvelle mon âme s’élève à Dieu pour réclamer son assistance, il en résulte que plus j’ai d’affaires plus mon union avec Dieu se fortifie. — Quand on allait en direction, on éprouvait je ne sais quoi de doux et de suave qui me faisait dire : Non, ce n’est pas un père, mais bien une mère ! »
Ses derniers mots ; le 2 février 1852
Sacrifiez- vous pour Jésus… pour Jésus seul… avec Jésus… avec Jésus seul… Sacrifiez-vous avec Marie… avec Marie… Dieu, c’est tout… l’homme, c’est rien… L’esprit de sacrifice… Zèle pour la gloire de Dieu… le salut des âmes.
Lettre d’information N° 23 – 20 septembre 2020 | Source : Perspective catholique