Polygamie et droit au regroupement familial : ce que la CEDH s’apprête à trancher

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Eric Bertinat – La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est saisie par un Yéménite polygame réfugié aux Pays-Bas avec sa première femme et leurs huit enfants. Il attaque les Pays-Bas à la CEDH pour avoir refusé son regroupement familial avec les cinq enfants qu’il a eus de ses deuxième et troisième épouses. Il estime que ce refus viole le respect dû à sa vie familiale. Au centre de l’affaire : la question de l’interdit de la polygamie. Le Centre Européen pour le Droit et la Justice (ECLJ), dirigé par l’efficace et brillant Grégor Puppinck, a été autorisé à intervenir, mais strictement sur le terrain de l’article 8 (vie privée et familiale).
La CEDH a communiqué à l’État défendeur une requête portant sur le regroupement familial d’enfants issus d’une union polygame. Signe que le dossier est jugé sérieux, la Cour a aussi ouvert ses portes à l’intervention de l’ECLJ, qui agira de manière indépendante et sans se prononcer sur les faits précis : ses observations se limiteront aux principes généraux et à l’intérêt des enfants au regard de la Convention.

L’affaire arrive dans un climat politique chargé. Plusieurs gouvernements européens demandent à Strasbourg une interprétation plus restrictive de l’article 8, sur fond de crispations autour de l’immigration. Dans ce contexte, toute décision perçue comme «favorable» à la polygamie promet d’être scrutée, au point que le renvoi devant la Grande Chambre n’est pas exclu.

Trois voies pour la Cour
1) Contourner la polygamie. La Cour pourrait n’examiner que l’intérêt supérieur des enfants à vivre avec leur parent, comme elle l’a déjà fait dans d’autres situations contraires à l’ordre public (par exemple la gestation pour autrui à l’étranger). Avantage : protéger des enfants sans toucher aux interdictions nationales. Risque : vider ces interdictions de leur substance en ouvrant, par ricochet, la voie à l’installation progressive de familles polygames via les enfants.
2) Faire primer l’ordre public. Autre option : reconnaître l’existence d’une «vie familiale» entre les intéressés, mais donner un poids décisif à l’interdiction d’ordre public de la polygamie. La difficulté ? Justifier, dans un cadre libéral centré sur l’autonomie individuelle, qu’une valeur culturelle — la monogamie — puisse légitimement limiter des droits concrets, y compris au nom de l’égalité entre les sexes. Cette approche supposerait de redonner une place à la morale commune et à la conception culturelle européenne du mariage.
3) Exclure la polygamie du champ de l’article 8. La solution la plus radicale consisterait à affirmer que la «vie familiale» protégée par la Convention est implicitement monogame (lecture conjointe des articles 8 et 12 sur le droit au mariage). Ce choix reviendrait à réserver la pleine protection conventionnelle aux seules familles monogames.

Le cadre suisse
En Suisse, la polygamie est interdite. Le Code civil (art. 94) stipule qu’«une personne déjà engagée par un mariage ne peut en contracter un second avant la dissolution du précédent», tout second mariage serait donc nul de plein droit. De plus, l’article 215 du Code pénal punit la bigamie d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
Les mariages polygames conclus à l’étranger ne sont pas reconnus, et seul un conjoint peut bénéficier du regroupement familial. Ces dispositions reflètent le consensus européen autour de la monogamie comme norme d’ordre public.

La vision catholique du mariage
Selon la doctrine catholique, le mariage n’est pas seulement un contrat civil, mais un sacrement, union indissoluble entre un homme et une femme, fondée sur la fidélité et ouverte à la vie. Le Catéchisme de l’Église catholique (§1601-1664) enseigne que «l’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints et à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée entre baptisés à la dignité de sacrement».
Cette conception exclut la polygamie, jugée contraire à la dignité de la personne et à l’égalité entre l’homme et la femme : «La polygamie est contraire à l’amour conjugal qui est un et exclusif» (§2387). Pour l’Église, la fidélité monogame est non seulement une exigence morale, mais aussi un fondement anthropologique et spirituel de la société. La monogamie exprime la réciprocité et le don total de soi, à l’image de l’union du Christ et de l’Église.

Au-delà des aspects juridiques, cette affaire révèle un dilemme plus fondamental : jusqu’où les droits individuels peuvent-ils redéfinir des normes familiales que les traditions européennes – tant civiles que religieuses – ont toujours tenues pour les piliers du bien commun ? En ayant progressivement vidé la notion de famille de sa dimension institutionnelle et culturelle, la Cour s’est privée d’une base solide pour s’opposer, sur le plan des principes, à la polygamie. Entre la protection concrète d’enfants bien réels et la préservation d’un héritage moral et anthropologique, elle est désormais appelée à trancher une question qui engage l’identité même du mariage, et plus largement celle de la civilisation européenne.

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NB : télécharger les observations écrites de Grégor Puppinck

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Eric Bertinat
À la suite de la décision de Mgr Lefebvre de consacrer quatre évêques, Éric Bertinat cofonde, avec ses amis les abbés La Praz et Koller, la revue Controverses (1988-1995). En 2010, il fonde l’association Perspective catholique, engagée sur des questions sociétales en lien avec la doctrine chrétienne. Journaliste et collaborateur régulier de plusieurs publications (Le Vigilant, Présent, Una Voce Helvetica, etc.), il entame également une carrière politique dès 1984. Élu député au Grand Conseil de Genève en 1985 sous la bannière de Vigilance, il y revient en 2005 avec l’UDC et occupe plusieurs postes clés jusqu’en 2013. Il est aussi membre du Conseil municipal de Genève à partir de 2011, où il exerce diverses présidences de commissions jusqu’en 2021. Le 5 juin 2018, il est élu président de ce Conseil pour la période 2018-2019.

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