Eric Bertinat – L’histoire du catholicisme à Genève est marquée par une succession de figures fortes, souvent confrontées à un environnement protestant dominant, parfois hostile, toujours exigeant. Pierre de la Baume, dernier évêque de Genève avant la Réforme protestante (1536), Saint François de Sales (1567–1622), Jean-François Vuarin (1769–1843), Étienne Marilley (1803–1879), Gaspard Mermillod (1824–1892), autant de personnalités qui ont façonné une présence catholique combattive, inventive, souvent minoritaire mais persistante, qui a profondément influencé le tissu social et culturel du canton. Perspective catholique vous propose quelque portraits ancrés dans l’histoire du catholicisme genevois.
Dans l’histoire religieuse de Genève, dominée pendant des siècles par l’héritage de la Réforme, peu de personnalités catholiques ont laissé une empreinte aussi profonde que Jean-François Vuarin, curé de Genève durant près de quarante ans et acteur décisif de la réorganisation du catholicisme dans la cité de Calvin. Voici notre premier portrait des principales figures qui ont marqué l’histoire du catholicisme à Genève depuis la Réforme.
Jean-François Vuarin, un prêtre savoyard dans la tourmente révolutionnaire
Jean-François Vuarin naît le 10 juin 1769 à Collonges-sous-Salève, en Savoie, dans une famille modeste. Destiné tôt à la prêtrise, il effectue ses études au séminaire d’Annecy, où se forme une grande partie du clergé savoyard. Son intelligence vive et son tempérament déterminé le conduisent ensuite à Paris, où il poursuit la théologie à la Sorbonne.
Ordonné prêtre en 1792, il entre immédiatement dans un contexte politique troublé. La Révolution française bouleverse les structures ecclésiastiques, et beaucoup de prêtres de la région cherchent des lieux où exercer leur ministère en relative sécurité. Genève, alors encore marquée par une forte identité protestante et une faible présence catholique, devient pour lui un champ missionnaire inattendu mais fertile.
L’arrivée à Genève : mission et premiers combats
Lorsque l’abbé Vuarin arrive à Genève, au tournant du XIXᵉ siècle, les catholiques ne disposent que de droits limités. La ville, longtemps qualifiée de «Rome protestante», ne tolère qu’une présence catholique discrète, sans structures paroissiales pleinement reconnues.
À partir de 1802, l’abbé Vuarin participe activement à la réorganisation de la mission catholique locale. Trois ans plus tard, en 1806, il est nommé curé de Genève, une fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1843. Il devient rapidement la figure la plus visible, et parfois la plus controversée, de la minorité catholique.
Dès ses débuts, il mène une série de démarches auprès des autorités genevoises pour faire reconnaître les droits fondamentaux de sa communauté : lieux de culte dignes, cimetières, cadre scolaire, liberté de réunion. Ces demandes ne vont pas sans tensions dans un canton dont l’identité politique reste fortement liée à la tradition réformée.
Une figure majeure du renouveau catholique dans la Genève du XIXᵉ siècle
Un acteur politique et diplomatique durant la période de la Restauration
Entre 1813 et 1816, Genève vit une période de transition politique importante : sortie de la République française, restauration de la République indépendante, puis entrée dans la Confédération suisse. Ces années sont cruciales pour les populations catholiques du Pays de Gex et de la Savoie, dont certaines parties sont rattachées au territoire genevois.
L’abbé Vuarin s’engage avec détermination dans ces discussions territoriales. Il œuvre pour que les catholiques intégrés au nouveau canton bénéficient d’un statut protégé et non d’une simple tolérance. Il plaide également pour une organisation ecclésiastique permettant à Genève de disposer d’un cadre propre, sans être diluée dans un vaste diocèse suisse ou sarde.
Son influence morale, son réseau et son sens politique lui permettent d’être écouté, même par des interlocuteurs parfois méfiants à son égard. Bien que ses ambitions, notamment la création d’un diocèse distinct, ne soient pas pleinement réalisées, il obtient néanmoins des avancées notables pour la reconnaissance du catholicisme genevois.
Curé, official, vicaire général : un pilier de la communauté catholique
Au fil des années, l’abbé Vuarin devient l’incontournable animateur de la vie catholique locale. En 1817, il est nommé official ou vicaire judiciaire, puis en 1818, il assure de facto la fonction de vicaire général pour le territoire genevois, même si la nomination ne revêt pas toujours une forme canonique claire. Ces responsabilités témoignent de sa position centrale dans la hiérarchie locale.
Il encadre la construction ou l’aménagement de lieux de culte, soutient la formation du clergé, encourage les œuvres caritatives et veille aux relations délicates avec les autorités civiles. Sa plume est active : mémoires, notes, requêtes, correspondances abondantes. Il mène ce que certains historiens décrivent comme une «guerre d’usure» administrative pour obtenir progressivement les droits que les protestants genevois tiennent pour évidents depuis des siècles.
Lorsque l’abbé Vuarin devient curé, la communauté catholique genevoise est fragile et numériquement réduite : quelques centaines de fidèles tout au plus. À sa mort, en 1843, Genève compte environ 10 000 catholiques, soit une croissance remarquable dans une ville en pleine transformation démographique et politique.
Cette progression doit beaucoup à son action : accueil des populations migrantes, présence pastorale régulière, organisation solide de la paroisse, défense obstinée de la liberté de culte. Il jette aussi les bases d’un renouveau architectural et spirituel qui mènera plus tard à des projets majeurs, comme l’édification de la future basilique Notre-Dame.
Un homme de conviction dans la cité de Calvin
Les témoignages de l’époque décrivent le curé Vuarin comme un homme énergique, parfois inflexible, profondément convaincu de sa mission. Dans une Genève encore très protestante, il doit faire preuve de diplomatie mais aussi d’une grande fermeté. Il n’hésite jamais à défendre publiquement les intérêts de sa communauté, même lorsque cela l’expose à la critique ou aux tensions.
Son style pastoral est marqué par un sens aigu du devoir religieux, une attention aux besoins sociaux des fidèles les plus modestes, une détermination à ancrer le catholicisme dans l’espace public genevois et un attachement à la liberté religieuse, encore fragile au début du XIXᵉ siècle.
Dernières années et héritage
Jean-François Vuarin meurt à Genève le 6 septembre 1843. Ses funérailles rassemblent un nombre considérable de fidèles, signe de l’importance acquise par la communauté catholique au cours de son long ministère.
Son héritage est multiple. Il est l’un des architectes principaux du renouveau catholique genevois. Il a préparé le terrain pour les grandes constructions religieuses du XIXᵉ siècle. Il a contribué à faire reconnaître les catholiques comme citoyens à part entière dans un canton où leur présence avait été marginalisée pendant plus de deux siècles. Il laisse une abondante correspondance et de nombreux écrits administratifs, précieuse source pour comprendre la période.
Dans l’histoire locale, il apparaît aujourd’hui comme l’un des grands bâtisseurs de l’Église catholique à Genève, une figure charnière entre la période de tolérance précaire et la période d’institutionnalisation solide du catholicisme dans le canton.
Jean-François Vuarin fut bien plus qu’un simple curé : il fut un stratège politique, un administrateur rigoureux, un pasteur infatigable et un défenseur passionné des droits de sa communauté. Par son action, il transforma profondément le paysage religieux genevois et permit au catholicisme de retrouver une visibilité durable dans une ville marquée par l’héritage calviniste. Son nom reste associé à l’une des périodes les plus essentielles de l’histoire religieuse moderne de Genève.


