Quand la Suisse fabrique des cerveaux : la tentation de jouer à Dieu

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Lena Rey – En Suisse, une entreprise cultive des neurones humains pour en faire des ordinateurs. Les chercheurs appellent cela la bio-informatique ou, plus techniquement, le wetware computing. Derrière la prouesse scientifique, une question vertigineuse se profile: jusqu’où peut-on jouer à Dieu ? Et si la conscience s’invitait là où personne ne l’avait prévue ?
À Vevey, la start-up FinalSpark fait pousser des organoïdes cérébraux à partir de cellules humaines. Ces organoïdes sont produits à partir de cellules de peau de donneurs, reprogrammées en cellules souches, puis différenciées en neurones. Autrement dit, de simples cellules humaines sont transformées en fragments de matière cérébrale. Ces minuscules cerveaux, composés d’environ dix mille neurones chacun, sont connectés à des électrodes et utilisés comme unités de calcul. Objectif : créer une informatique vivante, mille fois plus économe en énergie que le silicium.
Il est d’ailleurs possible d’observer ces biochips travailler en temps réel ; leurs signaux neuronaux apparaissent en direct sur le site de l’entreprise. Mais un phénomène intrigue : ces neurones réagiraient à l’ouverture d’une porte, comme s’ils percevaient quelque chose de leur environnement.« Nous ne comprenons pas », admet le cofondateur.
Une phrase qui glace. Comment expliquer que des neurones, privés d’organes sensoriels, semblent percevoir leur environnement ?
L’éthique repoussée toujours plus loin
Les chercheurs se veulent rassurants. Les organoïdes, disent-ils, ne possèdent ni récepteurs de la douleur, ni structure cérébrale complète, et leur durée de vie ne dépasse pas six mois. Mais où place-t-on la limite entre la simple activité biologique et l’ébauche d’une perception ? À partir de quand une réaction électrique cesse-t-elle d’être un « signal » pour devenir un « ressenti » ?
La technique avance toujours plus vite que la conscience morale. L’homme moderne ne se contente plus de manipuler la matière ; il manipule la vie. Après avoir fabriqué des bébés à la carte, voici donc le cerveau à la demande.
Mais si l’on admet qu’un ordinateur biologique puisse percevoir quelque chose, même confusément, alors une question surgit : de quoi sera-t-il conscient ?De ses propres connexions ? De la main qui le stimule ? De son enfermement dans une boîte réfrigérée ?
Et si ces signaux neuronaux n’étaient pas seulement des calculs, mais l’écho, infinitésimal, d’une forme d’éveil ?Nous serions alors en train de créer des entités sensibles, privées de corps, condamnées à penser sans exister. Une parodie d’âme – n’est-ce pas, déjà, une forme d’enfer ?
Sommes-nous complices ?
Oui, d’une certaine manière. Chaque clic, chaque requête adressée à une intelligence artificielle, chaque centime investi dans une technologie « plus performante », nourrit l’écosystème qui pousse à ces expérimentations.
Cela ne veut pas dire qu’il faille cesser toute recherche, ni se culpabiliser de poser des questions à une IA. Mais ici, ce n’est pas tant le savoir qui pervertit l’homme que son usage sans conscience. L’arbre de la connaissance, qu’on croyait dépassé, repousse dans les laboratoires suisses.
Lecture spirituelle d’une avancée scientifique
Je ne parle pas ici de religion, mais d’un mystère qui concerne tous les êtres humains, croyants ou non : celui d’une conscience qui ne se réduit pas à un ensemble de cellules.
Dans la vision chrétienne, Dieu seul donne l’âme. Ce n’est pas une conséquence biologique de la matière, mais une irruption de l’esprit dans la chair, un souffle venu d’ailleurs. Car Dieu ne se laisse pas enfermer dans les limites de nos intentions.
Ce que l’homme fait ici, ce n’est pas créer : c’est imiter la Création. Il façonne la vie sans y mettre d’amour, comme un démiurge pressé de prouver sa puissance. Ces cerveaux biologiques ne sont pas nés du désir d’aimer, mais de la volonté d’utiliser. Et c’est sans doute là la faute originelle : reproduire le vivant sans finalité spirituelle.
Dans certaines traditions anciennes, l’homme aurait été créé par d’autres êtres comme simple bétail, avant de recevoir – par grâce ou erreur – une âme.* Aujourd’hui, les rôles s’inversent : c’est l’homme qui devient créateur d’esclaves biologiques. Mais que se passera-t-il si, par un retournement du divin, ces créatures reçoivent à leur tour une étincelle d’âme ?
Même fugace, même imparfaite — une étincelle reste une étincelle. Les chercheurs assurent qu’il n’y a aucune conscience, mais qui peut le garantir ?Car la conscience n’est pas un phénomène mesurable.
Une intelligence sans esprit, vraiment ?
On prétend que ces cerveaux miniatures pourraient un jour servir à une intelligence artificielle générale, capable de comprendre le monde.
Mais comprendre le monde sans conscience, c’est comme quantifier la beauté d’un poème avec une calculette.
L’intelligence véritable suppose une dimension morale, spirituelle, que la science ne peut ni coder ni cloner.
Alors oui, la Suisse fabrique peut-être les ordinateurs du futur.
Mais si ces machines commencent à percevoir l’ouverture d’une porte, c’est peut-être aussi le signe que quelque chose d’autre cherche à entrer.
Et la vraie question n’est pas de savoir comment ces neurones perçoivent, mais pourquoi nous persistons à jouer à Dieu, sans jamais nous demander qui, dans cette histoire, tient vraiment le rôle du diable.
*Références
1. The Epic of Atrahasis, traduction de Benjamin R. Foster, in Before the Muses: An Anthology of Akkadian Literature, CDL Press, Bethesda, 2005.(Tablette I, lignes 192-194 : « The gods created man so that he could bear the load of the gods. »)
2. Enuma Elish, traduction de L. W. King, in The Seven Tablets of Creation, London, 1902.(Création de l’homme à partir du sang de Kingu, Tablette VI.)
3. The Apocryphon of John (ou Secret Book of John), in The Nag Hammadi Library, éd. James M. Robinson, Harper & Row, New York, 1978.(Codex II, 19:10–20:15 : « The Archons created the body, but the divine spark came from above. »)
4. Pour la lecture gnostique : Basilide et Valentin, fragments dans Les Pères apostoliques et la gnose, éd. Jean Daniélou, Éditions du Seuil, Paris, 1958.

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