Roland Lomenech – Le tableau du Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton (1454), visible au musée Pierre de Luxembourg à Villeneuve-lès-Avignon, montre la Vierge couronnée entre le Père et le Fils, couverte de la colombe du Saint-Esprit et surmontant une Croix qui relie le Ciel et la Terre. Le bout des ailes de la colombe du Saint-Esprit touche les lèvres du Père et du Fils, la Parole du Père engendrant le Fils et créant le monde.
Ce tableau est remarquable à plus d’un titre. Tout d’abord, les deux premières personnes de la Sainte Trinité sont identiques. C’est le même Dieu en deux personnes, le Fils étant le Verbe du Père, le Logos, la détermination de Celui qui est au-delà de toute détermination et dont la théologie négative affirme que l’on n’en peut rien dire de plus proche que ce qu’Il n’est pas parce qu’Il dépasse infiniment tout ce que l’on peut en dire. Même si nos pauvres mots ne peuvent effectivement parler que ce que qui est et pas ce qui est au-delà de l’Être, nous pouvons concevoir que toute conscience que le Père, comme Sur-Être, développe de Lui-même, le détermine en Etre et engendre le Fils, le Verbe. C’est pourquoi les deux personnages du tableau sont identiques ou plus précisément symétriques, l’un étant le reflet de l’autre.
Cette détermination du Sur-Être en Être ne pouvant pas être autre que béatifique, elle se fait dans une conception divine qui est l’Esprit-Saint, troisième personne de la Sainte Trinité, représentée par la colombe dont le bout des ailes touche les lèvres du Père et du Fils pour illustrer que c’est par la Parole que le Père engendre le Fils.
Le Père Kolbe explique que le Saint-Esprit est «la Conception incréée, éternelle, le prototype de toutes les conceptions de la vie dans l’univers» et que Marie en est une manifestation, comme l’a montré le Père Manteau-Bonamy dans son ouvrage La Doctrine mariale du Père Kolbe. C’est ce qu’exprime la position centrale de la Vierge, sous l’Esprit-Saint et peinte à la même échelle que les Personnes divines ; mais au lieu d’être tournée et/ou inclinée vers la Trinité, et vue de dos, de profil ou de trois quarts, elle est pleinement visible, face au spectateur et se tient droite, ce qui la glorifie comme aucun autre personnage de l’histoire et laisse penser qu’elle participe à l’échange divin entre les trois Personnes de la Sainte Trinité.
Ne faudrait-il donc pas faire grief au peintre d’avoir divinisé la Vierge, sachant que l’Église a très tôt dû condamner des hérésies telle que celle des philomarianites ou collyridiens qui formaient au IVème siècle une secte vouée au culte presque exclusif de la Vierge Marie conçue comme une quasi-divinité ? Il reste que son placement dans le tableau la subordonne à la Trinité : elle est située en dessous de celle-ci.
«Dieu seul existe éternellement par Lui-même et pour Lui-même, dans l’amour que se donnent les Trois Personnes de la Trinité Sainte (…). La mission de Marie est d’être la Mère de Dieu, c’est pourquoi Elle est conçue immaculée, pure relation à Dieu en qui Elle vit, puisqu’aucun péché ne s’interpose entre Elle et la Trinité dont Elle est le miroir, la théophanie». (Michèle Reboul, L’Immaculée Conception, p.231)
Et quand l’Église catholique choisit comme lecture pour la fête de l’Immaculée Conception, le 8 décembre, non pas un passage d’une épître d’un apôtre mais un passage du Livre des Proverbes (VIII, 22-31), elle attribue de fait à la Sainte Vierge les mots suivants :
« Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant ses œuvres les plus anciennes, dès le principe.
J’ai été établie dès l’éternité, dès le commencement, avant que la terre fût créée.
Il n’y avait point d’abîmes quand je fus enfantée, point de sources chargées d’eaux.
Avant que les montagnes fussent affermies, avant les collines, j’étais enfantée.
Il n’avait pas encore fait la terre, ni les fleuves, ni les bases du globe terrestre.
Lorsqu’il disposa les cieux, j’étais là, lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme,
Lorsqu’il préparait les cieux, j’étais là ; lorsqu’il environna les abîmes de leurs bornes, par une loi inviolable ;
Lorsqu’il affermit les nuages en haut, et qu’il équilibrait les sources des eaux ;
Lorsqu’il fixa sa limite à la mer, pour que les eaux n’en franchissent pas les bords, lorsqu’il posa les fondements de la terre.
J’étais à l’oeuvre auprès de lui, me réjouissant chaque jour, et jouant sans cesse en sa présence, jouant sur le globe de sa terre, et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes. »
Mère du Verbe incarné, Marie est définie par l’Église au concile de Nicée en 325 comme Mère de Dieu (theotokos), ce qui relève bien d’une dimension supérieure. Les litanies de la Très Sainte Vierge invoquent celle-ci sous de multiples vocables qui mettent en valeur sa pureté sans égale (Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours Vierge, Mère sans tache, Sainte Vierge des vierges, Reine conçue sans le péché originel), sa maternité divine (Sainte Mère de Dieu, Mère du Christ, Mère du Créateur, Mère du Sauveur, Miroir de justice, Trône de la sagesse, Vase spirituel), son rôle de protectrice, d’intermédiaire entre Dieu et les hommes (Arche d’alliance, Porte du ciel, Reine élevée aux cieux).
«Dans le chaste sein de la Vierge, où Jésus a pris une chair mortelle, là même il s’est adjoint un corps spirituel formé de tous ceux qui devaient croire en lui (…) Nous tous donc qui, unis au Christ, sommes, comme dit l’Apôtre, «les membres de son corps issus de sa chair et de ses os» (Eph. V,30), nous devons nous dire originaires du sein de la Vierge (…) Elle est notre Mère à tous. Mère selon l’Esprit, Mère véritable néanmoins des membres de Jésus-Christ que nous sommes». Saint Pie X, encyclique Ad diem illum du 2 février 1904. En tant qu’Immaculée Conception – ce qui signifie beaucoup plus que d’être conçue immaculée – Marie est indispensable à la Rédemption du monde, ce qu’illustre la position centrale de la Croix entre la Vierge couronnée et le monde dans le tableau d’Enguerrand Quarton.
Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs.