R-L. Bruckberger O.P. : L’histoire de Jésus-Christ
Morceaux choisis :
L’imprudence la plus grave que l’on puisse commettre en lisant les Evangiles serait de les détacher du reste de la Bible et de la Révélation, et de la tradition d’Israël. Il est impossible d’imaginer à quel point la tradition d’Israël était, – et est encore dans les milieux orthodoxes, – fidèle au passé, inflexible dans cette fidélité. Nous autres au contraire, nous glorifions d’être des déracinés. Nos mots sont lâches, nos définitions de mots, extrêmement vagues. La débâcle, où le romantisme a entraîné notre langage, l’a érodé, l’inflation constante des mots, qui règne dans les journaux, à la radio, à la télévision, dans les conversations, a profondément dévalué le langage moderne. Nous n’avons aucune idée de la richesse des mots dans les Evangiles, ni de leur précision. Les mots employés par les écrivains du Nouveau Testament étaient une monnaie forte, la plus haute du monde, par rapport à nos assignats.
Ainsi, que veulent dire pour nous les mots “gloire”, “corps glorifié”, “corps glorieux” ? Cela sonne bien, nous n’en demandons pas davantage. Et nous passons. C’est-à-dire que nous passons à côté de vérités religieuses capitales. Quand Jean dit de Jésus: « Nous avons vu sa gloire », nous pensons qu’il parle comme un maréchal de l’Empire parlait de Napoléon, ou comme un général d’Alexandre pouvait parler du plus grand capitaine de tous les temps. Alors que, sur les lèvres d’un Israélite orthodoxe, parler de “la gloire” de Jésus-Christ, c’est proprement confesser que Jésus-Christ est Dieu. Dans la tradition juive, le mot « gloire » (en hébreux Kabôd) est strictement réservé à Dieu. Ma tâche ici est d’essayer de comprendre ce qui est écrit, et ma responsabilité, hélas!, de n’en pas déprécier le sens. Je dis « hélas! » car je sais bien que mon intelligence est très limitée.
Comme le mot Parole, comme le mot Présence, comme les mots Tente et Temple, comme les mots Fils de l’Homme, à mon avis aussi comme le mot Semence, comme les mot Royaume, le mot Gloire est un des piliers essentiels de toutes les Ecritures, un des mots capitaux de toute la révélation divine au peuple hébreu. Dès qu’on l’entend, il faut dresser l’oreille et faire très attention, car il n’est jamais employé au hasard. Sur les trois plans, théologique, métaphysique et physique, ce mot de Gloire a un sens très précis. Sur le plan théologique, la Gloire est un attribut essentiel de Dieu, et qui manifeste sa Présence privilégiée. Sur le plan métaphysique, la Gloire désigne une manifestation de transcendance absolue, un phénomène au plus haut point sacré. Sur le plan physique, la Gloire est accompagnée de certains signes à peu près constants: un feu incandescent, un éclat de lumière éblouissant, une énergie dangereuse et même mortelle par elle-même, une nuée ou une colonne de fumée radieuse, et aussi parfois la présence de Séraphins et de Chérubins, ces monstres brûlants qui servent de trône à la Majesté divine. Sur des millénaires, tel est le style des manifestations de Dieu à Israël. La gloire est un élément essentiel de la théophanie.
Encore une fois, il faut bien que ce livre finisse et il m’est impossible de tout citer. Que je cite au moins quelques-unes des plus célèbres théophanies, et en premier lieu celle du Sinaï. “Moïse monta sur la montagne, et la nuée couvrit la montagne. La gloire de Yahvé reposa sur la montagne de Sinaï, et la nuée la couvrit pendant six jours. Le septième jour, Yahvé appela Moïse du milieu de la nuée. L’aspect de la Gloire de Yahvé aux yeux des enfants d’Israël était comme un feu dévorant sur le sommet de la montagne. Moïse entra au milieu de la nuée et monta sur la montagne. Et Moïse demeura sur la montagne quarante jours et quarante nuits. Et Yahvé parla à Moïse …”
Et encore: “Alors la nuée couvrit la tente du rendez-vous, et la Gloire de Yahvé remplit la demeure. Et Moïse ne pouvait plus entrer dans la tente du rendez-vous, parce que la nuée était dessus et que la Gloire de Yahvé emplissait la demeure. Tant que durèrent leurs marches, les enfants d’Israël partaient lorsque la nuée s’élevait de dessus la demeure: et si la nuée ne s’élevait pas, ils ne partaient pas, ils ne partaient pas, jusqu’au jour où elle s’élevait. Car la nuée de Yahvé reposait pendant le jour sur la demeure, et, pendant la nuit, il y avait du feu dans la nuée, aux yeux de toute la maison d’Israël, tant que durèrent leur marches.”
Six siècles plus tard, le livre du prophète Ezéchiel est l’épopée de la Gloire de Yahvé. Qu’on lise ce livre étonnant qui inaugure le style de l’Apocalypse juive. « Les chérubins se tenaient à la droite du Temple lorsque l’homme entra et la nuée emplissait le parvis intérieur. La Gloire de Yahvé s’éleva de sur le chérubin vers le seuil du Temple, le Temple fut rempli de la nuée, et le parvis fut rempli de l’ éclat de la gloire de Yahvé … la Gloire de Yahvé sortit de sur le seuil du Temple et s’arrêta sur les chérubins. Les chérubins déployèrent leurs ailes et s’élevèrent de terre a mes yeux, en partant, et les roues avec eux. Et ils s’arrêtèrent à l’entrée du porche oriental du Temple de Yahvé, et la Gloire du Dieu d’Israël était sur eux, au-dessus … Alors les chérubins déployèrent leurs ailes et les roues se mirent en mouvement avec eux, tandis que la Gloire du Dieu d’Israël était sur eux, au-dessus. Et la Gloire de Yahvé s’éleva pour sortir de la ville, et s’arrêta sur la montagne qui se trouve à l’orient de la ville. » L’étonnant de cette prophétie est que cette montagne à l’orient de la ville est celle du mont des Oliviers d’où Jésus, ressuscité et glorieux, s’élèvera dans le ciel dans une nuée.
Ces citations qu’on pourrait sans peine multiplier prouvent au moins ce que j’ai essayé de montrer tout au long de ce livre, que Jésus est né, qu’il a vécu, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, qu’il est ressuscité, dans un contexte précis et millénaire. La résurrection de Jésus et la fondation apostolique de l’Eglise s’insèrent spécialement dans la tradition des théophanies de l’Ancien Testament. Pendant ces quarante jours, où leur Maître, déjà corporellement présent à l’éternité, apparaissait et leur parlait, les apôtre ont eu la certitude de renouveler pour eux-mêmes l’expérience vécue jadis par Moïse, sur le mont Sinaï, quand, pendant quarante jours, il fut enveloppé dans la Gloire de Yahvé et que Dieu lui parlait. C’est dans cette familiarité vécue de la Gloire de leur Maître, que les apôtres se sont vus confirmés dans leur vocation de messagers de Dieu et de la Bonne Nouvelle.
Lettre d’information N° 12 – 17 avril 2020
Source : R-L. Bruckberger O.P. – L’histoire de Jésus-Christ