Christian Bless – Le nom de Jean Madiran est à peu près inconnu, en dehors de certains cercles qui ont eu le privilège de connaître son œuvre. Comme d’autres auteurs importants des dernières décennies, il a été victime d’une censure systématique n’étant quasiment jamais cité dans la grande presse, n’ayant jamais été invité à la télévision ou à la radio, n’ayant jamais été accueilli par les grands éditeurs tenant le devant de la scène. Vous ne trouverez jamais ses ouvrages en librairie et vous n’aurez jamais entendu parler de la revue Itinéraires dont il a été le fondateur en 1956. Pourtant bien peu de publications peuvent s’enorgueillir d’une pareille longévité. Il n’est pas le seul. Nombre de penseurs ont été, de fait, exclus des débats contemporains. Nous y reviendrons.
Leurs écrits ne présentent-ils vraiment aucun intérêt ? A voir la médiocrité de la masse de livres qui s’empilent dans les librairies et en disparaissent sans laisser de trace l’on se convainc aisément du contraire. Mais pourquoi donc n’ont-ils pas été reconnus par les puissants du jour, pourquoi n’ont-ils bénéficié d’aucune critique, d’aucune promotion ? L’affirmation de l’existence d’une censure discrète et subtile dans nos sociétés libérales effarouchera sans aucun doute bien des lecteurs et pourtant elle est un fait. Le lecteur attentif de la grande presse s’en persuade tous les jours.
Jean Madiran nous a quitté le 31 Juillet 2013 laissant derrière lui une œuvre importante composée des milliers de pages de la revue Itinéraires où, mois après mois, jusqu’en 1996, il analysa la réalité politique, religieuse et culturelle de son époque et où il accueillit nombre d’auteurs qui, souvent, n’auraient pu s’exprimer ailleurs, ainsi que de nombreux livres dont les analyses serrées restent d’une actualité qui frappe à la relecture. Sans oublier les deux tomes d’Editoriaux du journal Présent réunis par l’éditeur Via Romana. Un éditorial de par sa nature risque, plus qu’un autre écrit, de vieillir précocement mais ces pages de Jean Madiran n’ont pas pris une ride tant ses analyses étaient justes et reliaient l’actualité à l’universel.
En 2018, les éditions Via Romana ont réédité son livre majeur L’hérésie du XXème siècle dont la première édition date de 1968, suivie d’une réédition en 1987. L’intérêt spécifique de la dernière édition – sans aucun changement par rapport à celle de 1968 – réside dans une magnifique préface signée par Michel De Jaeghere ; jamais personne, me semble-t-il, n’a parlé de Jean Madiran avec tant de justesse et de sympathie. Le Directeur du Figaro Histoire et du Figaro Hors-Série, historien de la Rome antique, écrit à propos de Jean Madiran : « … l’un des plus éminents des intellectuels catholiques du XXème siècle aura vécu sa vie d’homme ignoré par les successeurs des apôtres, quand il n’était pas méprisé ou calomnié par les exécuteurs de leurs basses œuvres … » et que l’écrivain espérait toujours que l’Eglise « … ferait entendre les exigences de la Loi naturelle à nos sociétés en proie au relativisme … ». Par dessus tout, il aura été « le docteur de la piété filiale ».
En fin de volume, Philippe Maxence, Directeur de l’hebdomadaire L’homme nouveau a établi un dossier consacré à L’hérésie du XXème siècle, aux réactions suscitées par sa parution et à son auteur. Il cite longuement un texte de Jean Madiran, paru en 1962 dans Itinéraires, qui résume bien la pensée du philosophe : « La loi naturelle a été inscrite par Dieu dans la nature des choses et des êtres, gravée par lui dans le cœur des hommes, et enfin révélée dans le Décalogue. Elles est de soi accessible à la raison humaine, mais non sans difficultés immenses et risques graves d’erreur. Par là elle est relative à une histoire, inscrite et énoncée et promulguée en vue d’une histoire. La civilisation, c’est la loi naturelle et son histoire parmi les hommes. Le flux et le reflux de la civilisation et de la barbarie, c’est l’histoire de la manière dont la loi naturelle est accueillie, connue, comprise, acceptée, mise en œuvre par l’espèce humaine. »
Cette préface et ce texte qui clôt le volume justifient, à eux seuls, l’achat de cette dernière édition par ceux qui disposeraient déjà de cet ouvrage.
Dès la première ligne de son Avant-propos, Jean Madiran annonce : « L’hérésie du XXème siècle est celle des évêques. Non qu’ils en soient les inventeurs : mais les agents». Quelques pages plus loin, il est précisé : « Cette hérésie du XXème siècle est universelle, en ce sens qu’elle ne laisse rien subsister, pas même les vérités qu’elle paraît conserver encore et qu’elle continue à énoncer littéralement : parce qu’elle est essentiellement une négation de la loi naturelle. » et « Un épiscopat qui a rejeté la loi naturelle n’a plus accès au sens de l’Evangile et des dogmes définis ».
Tout cela est d’une brûlante actualité ainsi que l’a démontré, une fois de plus, le silence assourdissant dont les évêques suisses ont entouré la votation fédérale du 9 février dernier consacrée à l’extension de l’article 261bis du Code pénal suisse pour ce qui est de « la discrimination en raison de l’orientation sexuelle ». Sans le moindre rappel de la Loi naturelle et de ses conséquences intellectuelles, spirituelles et temporelles.
Les limites imposées au présent texte ne permettent pas de traiter dans son ensemble de la richesse de réflexion contenue dans ces quelque 330 pages mais, pour commencer, il n’a pas paru inutile de citer un texte de Charles Péguy tel que placé par Jean Madiran en tête de son ouvrage, sous le titre de Péguy l’avait vu. Ce texte, paru dans Véronique, dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, est à lire et relire en méditant le contexte religieux, politique et culturel qui est le nôtre. Jean Madiran n’a pas placé ces lignes au départ de son livre sans raison.
Il est surtout à lire en se rappelant, à chaque paragraphe, qu’il date de 1909.
Enfin, avant de céder la plume à Charles Péguy, nous nous joignons à Michel De Jaegher pour dire notre dette : « Jean Madiran s’était fait le docteur de la piété filiale. Il est juste que ceux qui se considèrent comme ses disciples manifestent, à leur tour, leur reconnaissance, rendent publique la dette qu’ils ont contractée vis-à-vis de celui qui fut, pour toute une école de pensée, un maître comme il s’en trouve peu dans la vie d’un homme ». Avec Philippe Maxence, nous dirons le sens de cet hommage de Perspective catholique au fondateur d’Itinéraires : « Modestement, à notre place et à notre manière, dans la perspective de la vertu de piété filiale, face à la grande confusion qui touche aujourd’hui l’Eglise et qui saigne notre patrie charnelle, nous espérons un peu continuer dans cette voie. En rappelant, à temps et à contretemps, la grande espérance surnaturelle que porte l’Eglise au nom de son Divin Maître et de la nécessité de préserver jusqu’au bout de nos forces, avec l’aide de Dieu, l’ordre naturel et sa loi ».
Le lecteur de ces lignes qui ne serait pas catholique, ou qui n’aurait que peu d’intérêt pour les questions religieuses ou pour ce qu’il pourrait considérer comme des débats strictement internes à l’Eglise et à ses fidèles et ne le concernant pas, devrait s’arrêter un instant et méditer ces textes avec attention. L’affaissement de la foi, la décomposition du clergé et de l’intelligence catholique, la destruction du catéchisme et de l’enseignement de la foi, l’abandon de la référence à la Loi naturelle et à la philosophie de l’Être, enfin, l’abandon du missel et de la messe traditionnelle n’ont pas été sans effets sur l’évolution de nos sociétés. Si ces événements n’ont pas toujours causé l’effroyable décadence de nos sociétés, ils l’ont accélérée en rompant les digues et en désorientant les esprits. Les différentes facettes de cette révolution ont donc des conséquences politiques, intellectuelles et culturelles qui intéressent tout esprit soucieux du bien commun de nos sociétés et de leur avenir.
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« Les curés travaillent à la démolition du peu qui reste. Ils y réussissent beaucoup. Il n’y a même que là-dedans qu’ils y réussissent. Et Jean Madiran de préciser : « Quand on lit « les évêques » là où Péguy écrivait « les curés », il apparaît (il apparaît mieux) que cela « n’est injuste que pour quelques-uns ».
Lettre d’information N° 14 – 4 mai 2020 | Source : Perspective Catholique