Big Other

Christian Bless – En 1973, retenons bien cette date, mille neuf cent soixante-treize, Jean Raspail publiait Le Camp des Saintsqui sera suivi  de plusieurs autres éditions jusqu’à celle du mois de janvier 2011 enrichie d’une importante préface de l’auteur intitulée Big Other. Sans aucun doute, ce livre prophétique compte parmi les plus importants ouvrages publiés dans le dernier quart du XXe siècle, bien avant Soumission de Michel Houellebecq.

    Laissons Jean Raspail nous dire la genèse de ces pages : « De la bibliothèque où je travaillais, on ne voyait, à cent quatre-vingt degrés, que la mer et le grand large, si bien qu’un matin, le regard perdu au loin, je me dis : « Et s’ils arrivaient ? » Je ne savais pas qui étaient ces ils, mais il m’avait paru inéluctable que les innombrables déshérités du Sud, à la façon d’un raz de marée, allaient un jour se mettre en route vers ce rivage opulent, frontière ouverte de nos pays heureux. C’est ainsi que tout a commencé. » Ce roman a été écrit entre1971 et 1972. Il rejoint, avec quelque 50 années d’avance, notre quotidien tous les jours plus violent et la préoccupation croissante de ceux que l’idéologie, la lâcheté ou les intérêts n’aveuglent pas.

    Il faut, bien sûr, lire, ou relire, ce roman dont chaque page dit notre actualité tragique mais il faut méditer très attentivement la préface dense qui, paragraphe après paragraphe, raconte notre quotidien, l’immense submersion de nos sociétés par des populations allogènes, de culture, de mœurs et de religion radicalement différentes et n’ayant pas la moindre intention de s’intégrer au long développement de l’histoire européenne et de sa culture mais, bien au contraire, d’imposer ses propres traditions contre lesquelles les différentes nations composant le continent européen ont résisté intellectuellement et spirituellement, souvent le armes à la main, versant leur sang pour défendre un ensemble civilisationnel sans pareil, vieux de quelque 3000 ans.

    Le lecteur tant du roman que de la préface sera frappé de l’actualité de ces textes ; souvent, lisant tel ou tel anecdote ou dialogue il croira lire le journal du jour. Mais c’est sur le titre de cette préface que nous souhaiterions attirer l’attention. Big Other.

    La loi naturelle, le simple bon sens, la charité chrétienne nous enjoignent d’ « aimer notre prochain », celui qui nous est proche physiquement, évidemment, mais également familialement, professionnellement, culturellement, intellectuellement, spirituellement. L’Evangile de Saint Marc nous en fait un devoir « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce deuxième commandement est étroitement lié au premier qui fonde la Loi : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force ».  Cette injonction d’aimer son prochain est d’ailleurs complétée et ordonnée par un autre commandement, le 4ème, qui nous fait un devoir d’honorer nos parents, par nature ce sont eux qui nous sont les plus proches. Ce devoir fonde la vertu de piété filiale comme l’a abondamment illustré Jean Madiran au travers de son œuvre. Ce sont les nôtres dans leur réalité infiniment diverse, concrète et non pas l’autre, anonyme, lointain, virtuel.

    Or la modernité triomphante nous invite tous les jours à nous intéresser à notre lointain, à l’Autre. A celui avec qui nous n’avons pas de lien concret, charnel. C’est à un amour désincarné et, le plus souvent, virtuel que nous sommes incités par les medias et la pression sociale orchestrée par les autorités morales auto-proclamées qui façonnent au quotidien la sensibilité de nos populations au moyen, notamment, d’un matraquage médiatique constant qui désigne les bons et les méchants ; les premiers étant ceux qui viennent de loin. Cette nouvelle morale consiste donc en une inversion, en une subversion radicale de la loi naturelle, des commandements divins, fondements de l’ordre temporel. Ce sont les mêmes qui veulent imposer l’amour illimité du migrant, indéfini, venu de loin, qui travaillent sans relâche à la destruction de l’ordre familial et de l’autorité parentale. Ce renversement qui va jusqu’à la négation de la nature de la famille, au cœur même de nos législations, par un rejet de la loi naturelle, manifeste une forme avancée de refus du réel, de nihilisme. Un suicide.

    Big Other c’est ce refus du prochain, ce rejet de ce que nous sommes, de ce que nous avons reçu, de ceux dont nous l’avons reçu. C’est le contraire de la vertu de piété filiale, qui fonde les sociétés ; c’est une impiété radicale qui inverse l’ordre des devoirs et des amours. C’est la préférence moralement obligatoire de l’Autre, du lointaincontre celle des nôtres, du prochain.

    La charité est une vertu théologale, qui a donc, d’abord et essentiellement, Dieu pour objet, c’est une vertu surnaturelle, elle s’applique au prochain dans la mesure où et parce qu’il est image de Dieu, elle n’est réelle que par Lui, avec Lui et en Lui. Elle ne s’applique pas sans distinctions, elle obéit à un ordre, elle s’exerce par cercles concentriques. Ce n’est pas un vague sentimentalisme qui veut se donner bonne conscience. Le mot a d’ailleurs, significativement, comme tant d’autres, disparu du vocabulaire actuel qui n’est plus chrétien. Des vocables comme solidarité, humanité, humanitaire, vivre-ensemble, accueil de l’Autre, les valeurs(remplaçant la morale), lois sociétales … reflètent un autre ordre intellectuel et moral. Ils mettent, de fait, en évidence une subversion, un renversement radical et mortifère.

   « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il faut donc s’aimer, aimer son être propre, ses parents et sa famille à qui l’on doit la vie et l’éducation, sa patrie, l’héritage religieux, moral et culturel reçu sans aucun mérite de notre part, toutes ces réalités substantielles sans lesquelles nous ne serions pas car nous recevons toujours infiniment plus que nous ne pouvons donner, car nous sommes des débiteurs insolvables. Et cette dette nous crée des devoirs et ces devoirs sont hiérarchisés et nous avons donc des obligations prochaines et des obligations lointaines, qui viennent donc ensuite. Il ne s’agit donc nullement d’un amour lointain, désincarné, virtuel que quelques émotions et bons sentiments solderaient, avec, au mieux, un chèque qui vous libère la conscience et flatte votre amour-propre. Sans compter une bonne dose d’hypocrisie lorsque nos politiques distribuent l’argent du contribuable en toutes sortes d’aides, notamment dans des pays lointains. Il est toujours plus facile de dépenser l’argent des autres (en l’occurrence les contribuables qui n’ont rien à dire) que le sien propre et de se fabriquer ainsi une aura politique et médiatique, nationale et internationale et, accessoirement, de s’offrir des voyages sur place à charge du budget public.

    Il ne s’agit nullement de rejet, d’exclusion, comme on ne manquera pas de nous en accuser, mais de hiérarchiser, d’ordonner les devoirs selon la raison et des obligations réelles. L’on ne peut accepter le processus de culpabilisation entretenu par les médias, ce dénigrement de notre passé, de nos Histoires particulières, de nos cultures et de la religion qui les fonde.

    Les œuvres catholiques au travers des siècles, le sacrifice de dizaines de milliers de religieux et de religieuses qui ont offert jusqu’à leurs vies dans le plus grand dénuement, car « il n’est pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime »,pour nourrir, soigner, alphabétiser, éduquer, former, enseigner, fondant universités, dispensaires, hôpitaux, hospices, orphelinats, dans la plus parfaite gratuité, dans l’humiliation de toujours devoir mendier le pain du pauvre auprès des puissants du jour, au service des plus délaissés, sur cinq continents, et qui poursuivent cette tâche dans le plus grand anonymat, loin de l’infernal cirque médiatique, toute cette œuvre, immense témoignage de la fécondité de notre civilisation gréco-latine et chrétienne, dont l’ensemble des peuples de la planète, sans exception, a bénéficié malgré les faiblesses, les erreurs et les fautes de ceux qui l’ont accomplie.

    Big Other. Ce titre exprime avec force une inversion intellectuelle tragique, mortelle. Comme le roman qu’ilintroduit, ce titre condense les causes de notre déclin, ces deux mots disent mieux que toute dissertation ce qui nous arrive. A son roman prophétique, Jean Raspail a apposé comme un sceau, en deux mots, qui expriment génialement la crise intellectuelle et spirituelle qui empêche notre époque de comprendre ce qui lui arrive. Ce titre a autant de puissance que le roman qui suit.

Nous publions ce texte déjà paru le 15 juin, alors que ce n’était qu’une ébauche. Christian Bless l’a repris pour en faire un texte digne de rendre hommage à Jean Raspail. Il a paru dans PRÉSENT. 


Lettre d’information N° 18 – 15 juin 2020 | Source : Perspective catholique


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