Christian Bless – Dans sa livraison du samedi 8 février 2020 (No. 9549), Présent a interrogé Nicolas Salleron, fils de Louis Salleron dont vous ne trouverez sans doute jamais le nom dans les médias ou à l’université. Décédé le 20 janvier 1992, il avait eu l’insigne privilège d’être né un 15 août, en l’an 1905. Il a laissé derrière lui une œuvre d’une richesse et d’une diversité impressionnante, sans compter qu’il a donné à la Sainte Église trois prêtres. Bon sang ne saurait mentir. Si l’on en croit « Wikipédia », Président de l’Association des étudiants de l’Institut catholique de Paris, à l’occasion de son premier discours, au moment où dominait le Cartel des gauches, il lança à son auditoire : « Nous serons les témoins du Christ, de la civilisation chrétienne menacée, mais non pas des témoins passifs : nous voulons agir ! » et il lui proposait un programme exigeant, souhaitant que « nombreux soient les étudiants qui délaisseront les études pour embrasser l’état sacerdotal. » Tout était dit, sa vie et son œuvre confirmeront cet élan initial.
Le Père R.L. Bruckberger, dans la préface qu’il a donné à … ce qu’est le Mystère à l’Intelligence, a peint le portrait suivant de l’auteur de La nouvelle messe qui fait toujours référence : « Il y a maintenant 30 ans que j’ai rencontré Louis Salleron pour la première fois et par hasard dans un restaurant parisien. J’étais avec Bernanos. Salleron, qui le connaissait depuis longtemps, est venu le saluer et s’asseoir à notre table. Avec Malraux, Salleron est le seul homme qui fût capable de faire barrage à ce torrent verbal qu’était Bernanos. A la vérité, Bernanos était subjugué. Et moi, je regardais médusé, cet homme jeune alors qui avait un des alliages les plus précieux et les plus rares qui soient : infiniment d’esprit et encore plus d’âme. Salleron était sec, anguleux, les yeux aigus et brillants. Il avait le génie de la conversation tel qu’on imagine il était au XVIIIè siècle en France. Il connaissait tout avec une précision ahurissante, il avait une dialectique qui ressemblait à un travail d’escrimeur. Malgré cela rayonnait de lui une chaleur accueillante. Cette vivacité s’épanchait dans les « Points de vue de l’Homme de la Rue » qu’il livrait régulièrement à Carrefour. »
Louis Salleron sera de l’aventure de la revue Itinéraires dont l’importance est sous-estimée. Dès le premier numéro, en mars 1956, son nom apparaissait aux côtés de ceux d’Henri Charlier, Marcel Clément, Jacques Perret, Henri Pourrat, l’Amiral Auphan, Marcel de Corte, Henri Massis, Gustave Thibon – excusez du peu – auxquels viendront s’adjoindre bien d’autres plumes dont nous sommes nombreux à être redevables d’avoir traversé ces décennies d’effondrement intellectuel, moral et spirituel en restant fidèles à l’essentiel, ou en le découvrant. Il collaborera à la revue jusqu’à ce que sa santé le lui interdise.
Dans un volume paru sous le titre La nouvelle messe, cinquante ans après, son fils a réuni des articles confiés par son père à la revue Carrefour, avec un sous-titre donnant le cadre temporel et historique de ces textes : Chronique de l’après-Concile, 1968-1974. Dans l’entretien que Nicolas Salleron a donné à Anne Le Pape, il précise les raisons de ce travail de réédition : «Ils (ces articles) m’ont impressionné par leur actualité, à une cinquantaine d’années de distance, ainsi que par leur caractère souvent fondamental. (…) Une grande partie de ce qu’avait prévu l’auteur à la fin des années 60 s’est largement réalisée aujourd’hui. » Le lecteur de ces pages fera certainement siennes ces affirmations. Ce recueil se lit comme un roman, mais c’est le roman tragique d’une effroyable révolution dont Louis Salleron a saisi tous les aspects avec la plus grande acuité et dont nous continuons de subir les conséquences dévastatrices. Louis Salleron applique ses analyses implacables à une documentation exhaustive qui, à elle seule, justifie la lecture de ces quelque 400 pages qui feront désormais référence. Le titre de l’ouvrage est, peut-être, un peu réducteur et ne dit pas l’ampleur des sujets abordés dans cette chronique d’une époque dont l’auteur scrute tous les aspects, quand bien même il pose son regard principalement sur les sujets religieux mais pas seulement sur celui la messe.
A chaque page, l’on découvre, ou l’on se rappelle, qu’aux dates auxquelles Louis Salleron écrit, tout est joué, au plan spirituel, intellectuel et politique ; nous en subissons les conséquences ultimes. Le clergé était déjà contaminé jusqu’au plus haut niveau par la modernité, et sa capitulation devant celle-ci a permis une accélération du processus de décomposition de l’ordre intellectuel, moral et politique. La hiérarchie catholique porte une responsabilité écrasante dans cet affaissement et l’Histoire retiendra qu’il s’est trouvé une poignée de laïques pour mettre en lumière cette rupture radicale et tenter d’y faire barrage : Louis Salleron, Jean Madiran, Marcel De Corte, Henri et André Charlier, Eric de Saventhem, Michel de Saint Pierre …
L’éventail des compétences de Louis Salleron est vaste, il lui permet d’analyser ces années sous tous les aspects, politiques avec des réflexions sur la nature de la démocratie et son influence sur le clergé qui rappellent Les deux démocraties de Jean Madiran, historiques par des mises en perspective de l’évolution conciliaire et de l’histoire de l’Eglise, théologiques par une défense vigoureuse et argumentée de la foi catholique mise à mal bien qu’il se défende de prétendre parler en théologien, sociologiques où l’auteur de Le cancer socialiste scrute l’évolution intellectuelle de la hiérarchie catholique. L’économiste qui a écrit sur le capitalisme, l’organisation du travail, la démographie, la diffusion de la propriété, Teilhard de Chardin et Jacques Maritain met une culture vaste et profonde au service d’un regard qui se pose sans concession mais, souvent, avec humour et sans amertume, sur une réalité accablante pour « les catholiques de la continuité ».
Cette collection d’articles introuvables est trop dense et documentée pour être résumée et ce bref compte-rendu ne peut être qu’une invitation à lire ces pages, la plume à la main, et à découvrir l’œuvre impressionnante d’un témoin lucide.
Ce texte est également paru le 25 juillet 2020 dans PRÉSENT (N° 9663).
Lettre d’information N° 19 – 28 juillet 2020 | Source : Perspective catholique