Abbé Philippe Bourrat (FSSPX) – Il n’est pas rare d’entendre les éducateurs revenir sur les dangers et la nocivité insidieuse mais bien réelle du monde numérique qui envahit, fascine et modifie le comportement de tous les âges de la population. Cela est bien normal car l’enjeu éducatif est de taille. On ne peut nier qu’un usage régulier – pas même intensif – d’internet et des écrans numériques modifie en profondeur les habitudes de vie, la durée et la nature des loisirs, l’objet des préoccupations habituelles de l’esprit. Rares sont ceux qui aujourd’hui échappent à l’emprise de cette pieuvre tentaculaire.
Qui peut douter que la vie spirituelle elle-même n’en soit touchée ?
Même parmi les personnes consacrées à Dieu, beaucoup n’échappent pas à la séduction de la technologie et vivent davantage connectées à la Toile et aux applications de leur smartphone qu’au Tabernacle. L’esprit de prière et la vie de contemplation s’en trouvent inévitablement touchés, lésés. La vie spirituelle a besoin de silence, de détachement, de renoncement, d’une imagination mortifiée. Même si elle n’est pas une technique, elle a besoin de conditions, d’un cadre, d’ordre naturel. Le silence pour les yeux est une condition nécessaire tout autant que le silence pour l’ouïe. Les maisons de prière, les églises, les monastères ont toujours été des lieux où l’on cultivait avec soin le silence.
L’âme chrétienne, a fortiori l’âme vouée à Dieu, doit être une maison de prière et pour cela éviter ce qui la rend esclave d’une technologie qui perturbe et excite l’imagination. Le scintillement constant d’internet, sa variété infinie, produisent une dépendance au changement et au divertissement. Ils habituent le cerveau à demander toujours plus de nouveauté, de stimuli, d’excitation. La curiosité devient le moteur principal de l’agir d’un cerveau qui n’est désormais plus disposé à réfléchir, à synthétiser, à juger, à mémoriser mais à réagir, selon des principes de plaisir et de nouveauté. La superficialité, la paresse, l’impatience et l’irascibilité se développent chez les usagers des outils numériques ; sans oublier la perte du sens des convenances et de la politesse élémentaire qui voudraient que, lorsque l’on parle à quelqu’un, on ne s’interrompe pas pour répondre immédiatement à la moindre sollicitation de son téléphone ou de sa messagerie.
La mémoire, c’est désormais le smartphone ou le moteur de recherche.
Quant aux jugements de valeur que certains véhiculent dans les conversations appauvries qu’ils tiennent encore dans la «vraie vie», ils sont désormais dictés par les informations – brèves ! – parcourues et mémorisées pour la durée d’une conversation de pause-café ou de repas. Au-delà, tout est oublié, évacué, dissous. La mémoire, c’est désormais le smartphone ou le moteur de recherche. Les échanges verbaux sont ainsi dictés par ce que l’on a vu, ou consulté, par l’opinion de tous ceux qui croient que la majorité fait la vérité et que les sentiments peuvent tenir lieu de pensée, que la vie sociale consiste à partager les mêmes jugements ineptes sur le cours des choses, nivelant toute réalité au rang de l’insignifiance et du renouvelable, sacralisant les faits divers au détriment du doctrinal ou du philosophique, répercutant sans jugement l’opinion de ceux qui ont renoncé à penser au-delà de 140 signes… L’avenir de l’intelligence, pour reprendre une formule célèbre, est plutôt sombre puisqu’on lui impose non seulement le relativisme et le subjectivisme comme cadres philosophiques, mais surtout son remplacement par la machine qui vient s’incruster dans les moindres interstices de la vie intellectuelle pour en assumer la plus grande part.
Si la plupart des adolescents n’envisagent même plus la possibilité de pouvoir vivre une journée sans leur smartphone, car leur vie est connectée à de nombreux réseaux sociaux, bien des adultes en sont réduits à penser qu’un usage raisonnable du numérique les fera échapper à la dérive que nous mentionnons.
Pour être sûr que cet «usage raisonnable» de la technique soit possible, il restera à prouver que l’utilisateur est encore capable de dominer l’utilisation de la machine et non l’inverse, qu’il voudra s’en passer, dès lors que demeurent à sa disposition les moyens «antiques» qui développaient les potentialités de l’intelligence humaine. Ce n’est pas impossible. Mais cela est devenu très difficile pour beaucoup. Clercs et laïques, beaucoup en sont déjà esclaves, avec les meilleures intentions du monde et la tranquillité de conscience de celui qui est sûr de bien faire… puisque tout le monde le fait. Un test pourrait servir d’avertissement et de repère :
1) Combien de fois par heure, par jour ou par semaine je consulte internet ou ma messagerie électronique ?
2) Combien de temps je passe sur ces outils ?
3) Combien de fois aurais-je pu me dispenser de le faire ?
4) Combien de livres sérieux je lis par mois ?
5) Combien de temps je passe par jour à prier Dieu et la Vierge Marie ?
La peur de paraître réactionnaire, ringard ou laissé pour compte, mais surtout l’addiction contractée par l’usage régulier des machines, empêchent bien des remises en cause et bien des retours en arrière, même si certains comprennent encore que la dérive de cette vie nouvelle n’est pas la meilleure voie qui soit. Paradoxalement, parmi ceux qui remettent en cause et refusent la colonisation des esprits par le numérique, beaucoup ont un idéal de vie qui n’est pas le nôtre. Mais ils ont au moins gardé l’idée ancrée en eux que la vie réelle vaut plus que le virtuel, que les facultés de penser de l’homme, sa vie sociale et politique sont plus précieuses que le formatage technologique et l’esclavage de la toute-puissance du numérique qui installent un totalitarisme consenti.
Qu’en sera-t-il de la génération des catholiques traditionalistes à venir ?
Il faut l’informer des enjeux qui la concernent. L’avenir appartient à ceux qui sauront lire, comprendre ce qu’ils ont lu, réfléchir, mettre en perspective au regard de la philosophie et de l’histoire, juger selon des principes vrais. C’est à eux que l’on s’adressera pour leur confier des emplois à responsabilité. Ce sont eux qui se souviendront que l’homme est destiné au Ciel et que cette finalité exige de lui la préservation de son intelligence, de sa mémoire et de sa volonté.
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Lettre d’information N° 42 – 1er mars 2021 | Source : Perspective catholique