Eric Bertinat – N’est pas moine qui veut ! Il faut des qualités rares, bien particulières, un abandon à Dieu et même de l’entêtement à vouloir devenir un « athlète de Dieu ». Il faut aimer l’ordre et la discipline, se faire « chercheur de Dieu », vouloir inlassablement cette « fonction officielle de prière ». Le Père Jérôme, né Jean Kiefer le 17 juillet 1907 (ce qui fait aujourd’hui 115 ans), d’origine soleuroise mais ayant passé sa jeunesse à Lausanne et à Fribourg, possédait ces qualités rares qui font un moine. Et dans son cas, un moine d’exception.

C’est pourquoi il est difficile de parler du Père Jérôme en quelques lignes. Trappiste du monastère des Sept-Fons, fils spirituel de Dom Chautard qui fut l’auteur de « L’âme de tout apostolat », Père Jérôme laissa lui-aussi de merveilleux écrits spirituels. Il fut un moine fidèle à la règle de saint Benoît, un maître spirituel qui protégera son monastère de bien des folies du modernisme et de ses « valeurs moindres ». Il restera toute sa vie discret pour se réserver à trois thématiques : adoration, intimité, suppléance. Il incarna ce «rôle unique du moine, ce pour quoi l’Église l’avait voulu, vocation unique, rare, qu’il fallait préserver et transmettre » nous dit Anne Bernet dans une magistrale biographie que je ne peux que vous inviter à découvrir «Père Jérôme, un moine au croisement des temps» (1). Ajoutons encore sa très grande dévotion mariale qu’on ne peut oublier lorsque l’on évoque sa vie.

Parmi ces trois thèmes propre à la vie monastique, Père Jérôme évoqua souvent la suppléance. Il l’avait vécue lui-même, comme destinataire de ces prières offertes gratuitement par des religieux ou des religieuses fixés quelque part sur cette terre. « Aussi – nous raconte Anne Bernet – une histoire, tirée du vieux ménologe cistercien et entendue un soir au réfectoire, retint-elle son attention. L’anecdote, réputée authentique, remontait aux premiers temps de l’ordre cistercien. (…) Or, donc, il advint un soir d’automne ou d’hiver, qu’un seigneur de Normandie, apanagé en pays saxon, embarqua avec ses chevaliers vers la côte anglaise. La saison n’était pas favorable, le vent soufflait en tempête et bientôt, au milieu de la Manche, la nef souffrit, craquant et gémissant de toutes ses membrures qu’éprouvait la furie des éléments. Pris d’angoisse, les hommes s’étaient rassemblés sur le pont balayé par des paquets de mer et se serraient au pied du mât. La plupart ne savaient pas nager et ceux qui le savaient, encombrés de leurs armes et de leur armure, avaient conscience qu’ils couleraient à pic s’ils venaient à sombrer. Le rivage était invisible, la nuit obscure, nul secours ne se présentait. Sombrement, l’un des chevaliers marmonna : – Et voilà à peine passée la première heure après minuit…

C’était façon de dire que le jour était loin, et pauvres leurs chances de voir se lever l’aube. Or, le haut seigneur normand, homme de foi, n’entendit point ainsi cette annonce. Tout au contraire, il se montra fort joyeux, comme s’il venait d’ouïr excellente nouvelle et s’écria d’une voix redevenue sereine : – Alors nobles amis, aucun péril ne nous menace plus car voici l’heure en laquelle nos frères, les moines cisterciens, se lèvent et vont chanter matines !

Et, pour compenser tant de confiance en la puissance de la communion des saints, les vagues s’apaisèrent et la nef, sauvée, arriva à bon port.

L’historiette frappa Jean non seulement parce qu’elle mettait en scène un bateau, des vagues et des chevaliers, belle synthèse de sa destinée mêlant océans, navires, capitaines au long cours et chevalier de Rhodes qui avait présidé au lieu de sa naissance, mais aussi parce significative de leur vocation. Souvent, lorsque retentirait la cloche de matines, et qu’il serait pénible de se lever dans le froid de la nuit, Jean, au chœur, les paupières appesanties, repenserait aux chevaliers normands, au péril de la mer, et à leur certitude que leurs frères cisterciens veillaient en leur église afin de les défendre de tout mal. » 

En ce jour anniversaire de sa naissance, nul doute qu’auprès de Dieu, il n’intercède pour chacun de nous. Nous traversons des temps matériellement et spirituellement difficiles, rien ne nous nous empêche de croire ce haut seigneur normand, ni d’être certain de l’intercession puissante de notre compatriote.

(1) Les éditions du Cerf

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Newsletter N° 82 – 17 juillet 2022 | Source : Perspective catholique