Jacques Dolonne – Quand Joseph Roth débusquait en 1934 l’Antéchrist, un texte majeur pour notre temps : « Rusé comme il est, l’Antéchrist ne commence pas par séduire les révoltés, mais d’abord et surtout les conservateurs. »

Joseph Roth (1896-1939) fut un journaliste en vogue durant la République de Weimar. Il était juif et croyant catholique. Et personne n’a décrit mieux que lui dans ses livres la vie des juifs dans la Mittel Europa. Il était consterné par la montée du nazisme et opposé au démembrement de l’empire austro-hongrois en voyant la montée des nationalismes et le chaos qui y succédait. Joseph Roth est mort alcoolique et miséreux. Une fin injuste pour un grand écrivain qui a tout prédit.

Il a ainsi écrit en 1934 un essai prophétique et lumineux titré « L’Antéchrist » qui a été traduit de l’allemand en français aux éditions du Seuil en 1986 dans un ouvrage où l’on trouve aussi « Juifs en errance ». Voici des extraits de « L’Antéchrist » éclairants pour notre temps : « Nous donnons des noms faux à des choses vraies…. Aujourd’hui tout le monde parle la même langue et c’est une langue fausse. On construit pour ainsi dire une Babel horizontale (…) Notre cécité est pire encore que la cécité ordinaire… car notre cécité est précisément celle qui ne peut venir que de l’Antéchrist. (…) Nous ne reconnaissons pas l’Antéchrist parce qu’il vient à nous dans les vêtements du petit bourgeois de n’importe quel pays. (…) Il récite le Notre Père en jouant à la Bourse et voici qu’il vante la vertu humaine (dégradée jusqu’à être bourgeoise) afin de la détruire (…) On pourrait même dire que le ciel s’éloignera de la terre d’autant plus que nous volerons loin et haut (…) Dans une certaine mesure nous aurons donc porté la terre plus haut, mais en aucun cas incité le ciel à descendre plus bas (…) La nature même de la sagesse insondable de Dieu est précisément d’être insondable (…) On ne voit pas Dieu avec les yeux du corps ! On ne le sent pas avec le nez du corps ! On ne l’entend pas avec les oreilles du corps ! On ne le touche pas avec les mains du corps ! Car ce n’est pas sans raison qu’Il ne nous a donné que cinq sens. S’il avait souhaité que nous le connaissions du temps de notre vie terrestre, Il ne nous aurait pas donné cinq sens, mais mille. Et Il nous a donné seulement cinq sens ! Peut-être afin que nous restions incapables notre vie durant de Le connaître. Or, présomptueux que nous sommes, certains d’entre nous croient pouvoir Le nier en raison précisément de l’impuissance où nous sommes à Le connaître. C’est ainsi donc que nous nous vengeons de sa sévérité. Comme il nous prive de la grâce de Le connaître, nous disons qu’il n’existe pas (…) Notre raison est malgré tout un don de Dieu, l’unique et dernier souvenir du Paradis perdu (…) Hollywood est l’Hadès moderne. Les ombres y deviennent immortelles de leur vivant (…) Et cela était aussi le but de l’Antéchrist. Son but est toujours de profaner un miracle par un autre. C’est aussi à cela que nous pouvons le reconnaître (…) Les hommes sont crédules face aux nouveautés qu’ils n’ont pas encore pris en flagrant délit de tromperie. (…) Il est aussi facile pour l’Antéchrist de tourner en dérision ce qui est vénérable et incompréhensible en invitant la raison de l’homme à juger (…) On ne peut vider les cœurs humains de ce chagrin incompréhensible qui les emplit parfois pour des raisons inconnues (…) il restait toujours ces cœurs qui voulaient autre chose, ce que précisément on ne peut recevoir des puissances terrestres. (…) Entres les coups qui devaient l’atteindre et lui-même, il y avait la cuirasse de la solitude (…) Rusé comme il est, l’Antéchrist ne commence pas par séduire les révoltés, mais d’abord et surtout les conservateurs. Il séjourna d’abord dans les églises, puis dans les maisons des maîtres (…) C’est à cela que je les reconnais pour des Justes ; car ils souffrent doublement. Ils souffrent sous les coups des injustes et sous les reproches des Justes. (…) Les négateurs de Dieu, les athées comme ils s’appellent eux-mêmes, ne nient pas du tout Dieu ; ils renient la fausse image que les prêtres leur ont transmise de Dieu. L’antéchrist a d’abord séduit les médiateurs de Dieu. Ensuite sont venus les athées et ils sont venus d’eux-mêmes. Et celui qui se dit athée n’est pas athée, loin de là. Le négateur de Dieu, celui qui renverse ses buts, est pire que celui qui se dit athée. (…) C’est certes un péché que de dire que Dieu n’existe pas mais c’en est un plus grand encore que de falsifier Dieu et de tromper les hommes avec une image falsifiée. C’est là le péché. (…) Si l’on apprend aux hommes que Dieu n’existe pas ils se fabriquent des idoles. (…) (au sujet de l’industrie d’Hollywood : ). Les jeunes filles et les jeunes garçons du monde entier voient ces ombres, adoptent leurs démarches, leurs visages, leurs silhouettes, leurs attitudes. De là vient que l’on rencontre parfois dans la rue des hommes et des femmes, des êtres vivants qui ne sont pas les doubles de leurs ombres comme les acteurs de cinéma, mais moins encore : les doubles d’ombres qui ne sont pas les leurs. Hollywood, sommet du faux semblant et d’une culture accumulant de manière aléatoire des signes sans référents. Cette ville (Hollywood), je l’avais compris, n’était pas seulement la capitale de ce pays (les Etats-Unis), mais aussi la capitale du monde entier. (…) La bonté a besoin de l’espace et du temps. (…) Notre vraie patrie est le ciel, en effet, et nous ne sommes que des hôtes sur cette terre. (…) Lorsqu’on nie Dieu, il peut toujours arriver qu’on Le connaisse un jour. Lorsqu’on se trompe sur Dieu ou qu’on Le méconnaît, Il peut encore se révéler. Lorsque, cependant, dans le même souffle, on adore Dieu et Le blasphème, ce n’est que la révélation de l’Antéchrist. L’Antéchrist sème la peur de l’homme devant son semblable (la peur de l’homme devant l’homme) afin justement que l’homme n’en vienne pas à craindre Dieu. (…) Là ou la justice est décidée par le nombre, là règne l’injustice. (…) Les choses sont ainsi que Dieu ne proclame le droit que par quelques-uns. (…) Le nombre est la force et non pas le droit. (…) Même un homme seul peut avoir raison contre des milliards. (…) La terre entière est notre patrie provisoire. Notre véritable patrie est cependant le sein éternel de Dieu. »

L’Antéchrist sème la peur de l’homme devant son semblable (la peur de l’homme devant l’homme) afin justement que l’homme n’en vienne pas à craindre Dieu.

Joseph Roth

Et Joseph Roth écrivait le 31 octobre dans une lettre à Ernst Krenek : «Car nous ne pouvons réagir à la dynamique de la folie, qui a envahi l’époque présente, que par une dynamique comparable, mais mieux intentionnée. Par conséquent, je ne sais pas pourquoi vous êtes aussi prudent, alors que nos volontés se rejoignent, et que vous êtes aussi sensé que moi pour vous rendre compte que la clairvoyance et la réflexion ne feront de nous que des vaincus. Il faut que nous ayons la foi ! Que nous croyions ! Comme ces fumiers croient à l’Enfer, nous ne pouvons lutter contre eux par la raison, mais seulement par la foi, par la foi au Ciel.»

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Newsletter N° 139 – 13 juillet 2023 | Source : Perspective catholique

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