Passage tiré de conférences publiques intitulées «L’irréalisme moderne» données dans les années 1940 – 1950

Le mal le plus profond de notre époque gît dans l’irréalisme. Nous définirons ici le réalisme et l’irréalisme organique de l’être humain. La nécessité d’un échange vital entre le sujet et l’objet domine notre idée du réalisme… Ce paysan est réaliste parce que sa connaissance, son amour et son travail de la terre procèdent d’un contact intime entre la terre et lui ; cet homme politique est réaliste parce que les lois qui régissent le fait social se reflètent fidèlement dans son esprit ; et les saints sont les plus réalistes parce qu’ils sont unis à la réalité suprême. Inversement, nos pensées, nos affections et nos actes sont entachés d’irréalisme lorsqu’ils ne sont pas nourris par un contact suffisant avec leur objet. Ce citadin qui s’enivre d’un retour à la terre comme d’une idylle ou d’une féerie, ce politicien qui croit qu’un changement d’institutions suffira à ramener sur terre l’âge d’or, ce faux mystique au rayonnement malsain sont irréalistes parce qu’ils n’ont pas de liens vitaux avec la nature, avec l’homme, ou avec Dieu, et qu’ils substituent leurs rêves à la vérité objective. (…)

La multiplication des seuls. Abstraire signifie aussi séparer. L’homme captif de l’abstraction pure est un homme coupé du monde, étranger à l’ordre des choses – un homme à la fois fermé et isolé -, et ce n’est pas par hasard que nous constatons aujourd’hui ce phénomène tragique dont parle Paul Veléry : « la multiplication des seuls »…

Ici, une objection se présente. L’isolement des individus, disons-nous, est une des tares majeures de notre époque. Cependant, les hommes ont-ils jamais été plus dépendants les uns des autres? Notre âge n’est-il pas l’âge des foules? Les formidables « mouvements de masse » qui agitent les nations ne révèlent-ils pas une profonde unanimité sociale? Nous croyons, au contraire, que l’ampleur et la rapidité des « mouvements de masse » témoignent toujours d’un défaut d’unité organique. Rien ne relie plus entre elles les feuilles mortes: elles s’envolent pourtant toutes ensemble au moindre caprice de l’air… Et il n’est de plus grandiose « mouvement de masse » qu’une tempête de sable dans le désert…

Au reste, l’expression « mouvement de masse » est déjà redoutable en elle-même: ce terme, emprunté à la physique, implique la dépendance absolue à l’égard des motions extérieurs, l’absence totale d’élan créateur, qui sont les caractéristiques  de la matière inanimée. Le processus de « dégradation du vivant en mécanique », dénoncé par Bergson, joue ici à fond, et l’ampleur matérielle des ces « mouvements de masse » est en raison inverse de leur teneur vitale. Les mouvements sociaux qui naissent et se propagent à l’intérieur de groupements humains vraiment organiques sont infiniment plus lents et plus mesurés: les feuilles vivantes poussent moins vite que ne volent les feuilles mortes…

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Lettre d’information N° 49 – 14 juillet 2021 | Source : Perspective catholique