Eric Bertinat – Ce matin, son ombre frémissante couvrait l’une des allées arborées du quartier de Genecy. Un quartier qui a à peu près mon âge. Et les magnifiques arbres, de toutes sortes d’essences, qui y ont été plantés ont, eux aussi, à peu près mon âge. L’arbre en question est un majestueux saule pleureur. Je l’avais repéré dès mon arrivée. Grand, très grand, il était toujours le premier à se couvrir de feuilles. Ses branches fines et souples se penchaient sur notre quotidien, sur nos allées et venues comme une bénédiction végétale. Je lui accordais toujours un coup d’œil, comme je le fais aux chênes massifs, un peu plus loin. Et à bien d’autres arbres, qui donnent à ce quartier de petites maisons à deux étages sur rez, sans ascenseur et presque toutes semblables, des habits de princes et de princesses. La nature, à Avully, est plus belle qu’ailleurs ! Qu’on se le dise.
Ce matin aussi, sont venus des bûcherons, équipés de tronçonneuses, d’une grue, d’un broyeur d’arbres, d’un tracteur et de sa longue remorque. Il n’a fallu que trois heures pour dècouper chirurgicalement le vieux saule pleureur qui pourrissait de l’intérieur : une branche cassée a suffit pour le diagnostic. Il y avait danger à le laisser vieillir. Celui que l’on surnomme « l’arbre mélancolique » ou « l’arbre des poètes » a été découpé dare-dare en petits morceaux, le travail fut aussi vite fait que bien fait. Plus un seul copeau par-terre pour témoigner de ce seigneur de bois et de feuilles. Seul le tronc reste là, ridiculement haut de trente centimètres, pareille à une stelle, pour rappeler à ceux qui l’ont admiré qu’il s’élevait autrefois, haut et fier dans le ciel, mais se courbait aussi, affectueusement, vers les hommes.
Ce soir, je suis pensif, il y a des leçons à tirer. Les sentiments sont une chose, les réalités de la vie en sont une autre, dont sont absents ces mêmes sentiments. Les uns sont subjectifs, les autres objectifs. Par sentimentalisme, j’ai bougonné contre ces bûcherons. Par réalisme, je les ai admirés : ils ont découpé avec science l’arbre du chagrin, blessé mais qui cachait ses plaies, sans abîmer ceux qui l’entouraient et qui sont en bonne santé. Ce matin, le saule pleureur était beau. Ce soir, il n’est plus que sciure. Et demain, un nouvel arbre sera planté.
« Le Seigneur prit l’homme et le mit dans le jardin, afin qu’il le cultiva et qu’il le gardât », écrivait Henri Pourrat dans son « Histoire du paysan » (Éditions DMM). Et bien l’homme continue sa mission. Et qui n’empêche pas de regretter mon saule pleureur. —