Marco Canoci – Connaissez-vous l’histoire de Bernard ? Pendant plus de vingt ans, cet homme a bénéficié de l’aide sociale. N’ayant jamais travaillé de sa vie, père de quatre enfants issus de deux unions différentes, il a finalement quitté ce dispositif… pour passer à l’assurance-invalidité (AI). Ou encore celle de cette famille étrangère, installée à Genève depuis 1998, qui ne maîtrise toujours pas le français malgré plus de vingt-cinq ans de présence sur le territoire et sept enfants à charge. Ou celle de Federico, bénéficiaire de l’aide sociale depuis plus de dix ans, qui a refusé un emploi stable et correctement rémunéré.
Ces exemples, qui peuvent paraître caricaturaux, sont malheureusement bien réels. Seuls les prénoms ont été modifiés. Ils témoignent d’une réalité préoccupante dans le canton de Genève : un système social souvent perçu comme laxiste et mal encadré. Beaucoup pointent du doigt une gestion politique déconnectée du terrain, largement dominée par des élus de gauche.
Un malaise social grandissant
Récemment, un reportage diffusé sur Léman Bleu, intitulé «Explosion de l’aide sociale : l’Hospice général paie les yeux fermés», a suscité un vif débat. En l’espace d’un jour, la vidéo comptabilisait plus de 27’000 vues sur Facebook. Les commentaires allaient presque tous dans le même sens, exprimant un fort sentiment d’injustice :
«Ce qui est rageant, c’est que certaines familles disposant de l’aide sociale vivent mieux que ceux qui travaillent pour des salaires modestes.» ;
«Honteux ! Certaines personnes reçoivent une double aide mensuelle sans aucun contrôle!» ;
«Ces gens-là vivent mieux que ceux qui se lèvent tous les matins pour aller travailler. Finalement, mieux vaut être à l’aide sociale et aux frais du contribuable.»
D’autres internautes ont choisi la dérision :
«Il ne manquerait plus qu’ils paient le leasing de leur Mercedes avec l’aide sociale!»
«Nous savons maintenant ce qu’il nous reste à faire.»
Derrière l’humour, ces réactions traduisent une lassitude profonde. De nombreux Genevois peinent à boucler leurs fins de mois, alors que le coût de la vie augmente : inflation, loyers en hausse, primes d’assurance maladie qui explosent… Dans ce contexte, la générosité du système social interroge.
Quand l’aide devient attrayante
Le cœur du problème semble résider dans l’attractivité des prestations sociales. Comment inciter une personne peu ou non qualifiée à reprendre une activité professionnelle, si cette reprise entraîne une baisse de revenu ?
Certains observateurs évoquent même un véritable «business de l’assistanat», nourri par des programmes de formation souvent organisés par des associations ou fondations à but non lucratif ayant trouvé là une niche économique. On pourrait aller plus loin encore et s’interroger: l’Hospice général lui-même ne serait-il pas devenu, d’une certaine manière, une structure du «business du pauvre»?
Avec ses 1’500 collaborateurs, son directeur, ses nombreux partenaires (privés, fondation, associations) et ses dispositifs de réinsertion parfois perçus comme coercitifs tels que des stages non rémunérés et des sanctions en cas de refus. L’institution ressemble davantage à une grande entreprise qu’à un service d’aide.
Une institution triomphante ?
Les communications publiques renforcent cette impression : portraits souriants de dirigeants en costume-cravate, portant fièrement une montre de luxe, inaugurations de nouveaux centres décorés de ballons et de rubans à couper, ton triomphant des communiqués, etc.
Une mise en scène qui peut sembler en décalage avec la mission première de l’Hospice général : accompagner la fragilité, non la célébrer. Ce qui devrait être un lieu de discrétion et d’humilité sociale prend parfois les allures d’une réussite institutionnelle. Or, l’assistance sociale n’est jamais un succès en soi, ni pour la société, ni pour les personnes concernées. En soi c’est un échec institutionnel, économique et politique.
Un regard historique nécessaire
Créé en 1535, l’Hospice général est l’une des plus anciennes institutions d’aide d’Europe. À l’origine, son but était noble et profondément charitable : accueillir les pauvres, les malades et les orphelins dans un esprit de solidarité communautaire. L’aide apportée était alors pensée comme temporaire et responsabilisante, et s’accompagnait souvent d’un encadrement moral et professionnel.
Au fil des siècles, cette vocation s’est institutionnalisée, passant d’un secours fraternel à une gestion administrative de la précarité. C’est cette évolution du soutien au contrôle, de la charité à la bureaucratie, que beaucoup de citoyens interrogent aujourd’hui.
Quelques chiffres qui interpellent
Le rapport de gestion 2024 de l’Hospice général, publié en avril 2025, confirme l’ampleur du phénomène : 30’072 personnes suivies, 10’487 bénéficiaires dans le cadre de l’aide aux migrants, et 1’559 collaborateurs.
À Genève, le taux d’aide sociale atteint 6,3 % de la population, soit plus du double de la moyenne suisse (environ 3 %). Face à cette hausse continue, le conseiller d’État socialiste Thierry Apothéloz s’est vu refuser récemment par la commission des finances du Grand Conseil un crédit supplémentaire de 51 millions de francs destiné à renflouer l’Hospice général, dont les comptes sont déjà dans le rouge vif.
L’aide sociale représente aujourd’hui une ligne budgétaire colossale : 573 millions de francs inscrits cette année, un montant pourtant jugé insuffisant par les responsables pour couvrir les besoins croissants.
Mais cette générosité financière ne semble pas produire les effets escomptés. Bien au contraire : le nombre de dossiers a bondi de 19% par rapport à 2024, et de plus de 40 % en trois ans. Seule note positive relevée par le département : une légère hausse de 6 % des sorties de l’aide sociale par rapport à l’année précédente. À noter que ces sorties incluent beaucoup de bénéficiaires sortant du social pour aller soit à l’AI ou à l’AVS. D’autant plus que le nombre total de cas à suivre a augmenté de près de 20% depuis 2023.
Solidarité, subsidiarité et dignité
Aider son prochain, oui, mais pas à n’importe quel prix, ni de n’importe quelle manière. L’enjeu n’est pas de renier la solidarité, mais de la réorienter vers la dignité et la responsabilité. Comme le rappelait Jean-Paul II dans son encyclique Centesimus Annus (1991) :
« L’assistance doit viser à aider l’homme à s’aider lui-même. » (§48). La charité chrétienne ne consiste pas à entretenir la dépendance et l’assistanat, mais à accompagner la liberté. C’est dans cet esprit qu’il faut repenser l’aide sociale : non comme un confort durable, mais comme un tremplin vers la réinsertion, pour une vie juste et digne, qui contribue au bien commun. Il s’agit aussi de rappeler qu’il n’existe pas seulement des droits, mais également des devoirs.
Et maintenant ?
Comment retrouver un équilibre juste entre solidarité et responsabilité ? Comment encourager à nouveau la valeur du travail, sans renier le devoir d’entraide ? Comment prévenir les abus pour ne pas tomber dans une assistance généralisée de la population ? Ces questions, à la fois politiques et sociales, méritent d’être posées sans tabou. Comme le souligne l’abbé Thibault de Maillard dans son excellent article «Qui est mon prochain?», aimer son prochain, c’est vouloir pour lui le bien véritable, celui qui élève, pas celui qui enferme.


