Jean-Pierre Sow – Trois dates révèlent l’évolution de la position de la Suisse dans l’actuel conflit ukrainien :

• Le 25 février 2022, au lendemain d’une conférence de presse quelque peu confuse, le Président de la Confédération affirme sur la RTS que les sanctions européennes ne seront pas reprises par la Suisse dans leur ensemble et que, forte de sa neutralité, elle propose ses bons offices pour garder la voie de la diplomatie ouverte ;

• Le 28 février suivant, sous la pression des manifestations dans les principales villes de Suisse, des parlementaires, et très probablement de certaines chancelleries occidentales, la Confédération adopte les sanctions de l’Union européenne ;

• Le 10 avril 2024, la Présidente de la Confédération annonce l’organisation d’une conférence de paix au Bürgenstock.

Essayons de comprendre. Après un réflexe conforme à sa tradition politique, le Conseil fédéral a posé un acte de rupture significatif. En s’alignant sur l’UE et les États-Unis, elle s’est aliéné un pays partenaire économique et financier par sa posture jugée « hostile ». Sur le site du DFAE, l’administration affirme cependant qu’ « en reprenant les sanctions de l’UE, la Suisse ne porte nullement atteinte à sa neutralité ». Et le ministre des affaires étrangères de préciser récemment : «C’est une neutralité au sens militaire. (…) Mais il ne s’agit pas d’une neutralité de valeurs». Cette position délicate néglige hélas deux aspects : d’une part les sanctions économiques sont considérées comme un acte de guerre dans une guerre moderne hybride ; d’autre part, le statut de neutralité n’a d’effectivité que lorsqu’il est reconnu de tous les belligérants. Berne estime défendre le droit international, quand Moscou se sent attaquée par le parti pris. Devant cet état de fait, la Confédération choisit de faire usage d’un volet de sa politique de neutralité : les bons offices, proposant de réunir un panel large de pays pour discuter des modalités de la paix. Seul hic : le principal concerné a annoncé que la Suisse n’était plus légitime pour jouer ce rôle et a décliné la proposition.

Trois questions se posent à présent :

1. De quelle paix peut-il s’agir ?

a. La participation de la Russie à une conférence de paix organisée par un pays occidental semble peu probable, notamment parce que son armée progresse sur le terrain et que la confiance entre les parties est entachée. Un gros travail de persuasion sera en tous les cas nécessaire ;

b. Élaborer en l’absence du principal protagoniste une paix idéale, mais irréaliste, fondée uniquement sur la conformité au droit international, reviendrait à durcir encore les positions. Même l’improbable reprise du plan turc de 2022, qui entérinait la prise de la Crimée et du Donbass, et consacrait la neutralité de l’Ukraine, ferait fi de l’évolution du front depuis deux ans ;

c. Une démarche discrète de médiation entre les parties aurait sans doute mieux servi la cause s’il s’agissait réellement d’arrêter les hostilités et de trouver un terrain d’entente. Cette option peut encore représenter un plan B.

2. Pourquoi maintenant ?

Deux considérations viennent à l’esprit : le front craque et la Confédération doit redorer son blason. Si ce dernier aspect peut paraître noble et légitime, le premier confirme qu’il sera difficile d’aller contre les volontés de la Russie. Des concessions considérables seront nécessaires. L’Ukraine y est-elle prête ? Le gouvernement américain y a-t-il intérêt avant les élections ? La politique provocatrice de la France s’y plierait-elle ? Avec pour intention louable d’empêcher un conflit plus généralisé, il n’est jamais trop tard pour faire la paix.

3. Quelles sont les chances de succès ?

L’organisation d’une conférence de paix sans la présence du principal belligérant laisse songeur. La polarisation actuelle du monde incite à penser qu’il relèvera de la prestidigitation de trouver un accord, sauf intervention massive de la Chine. Si les dissensions prennent le dessus, la Suisse pourra au moins se repositionner au centre. C’est ce dernier aspect qui nous semble le plus intéressant, toute autre perspective de succès exigeant un travail d’imagination considérable. Paradoxalement, il revient à présent à la Russie de choisir si le sort du monde peut encore se jouer chez nous…

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Newsletter N° 211 – 10 mai 2024 | Source : Perspective catholique