Christian Bless – Au mois d’avril dernier, Emmanuel Todd a donné une conférence à l’Académie des Sciences de Russie à Moscou. Ce texte important mérite une lecture attentive. Il peut être consulté sur le site Hérodote.net. Ces réflexions livrées en Russie reprennent et, parfois, mettent à jour le livre paru en 2024 : La défaite de l’Occident aux éditions Gallimard.
Il y est naturellement longuement question du conflit qui se déroule en Ukraine depuis 2022 (en fait, préparé depuis plus d’une décennie par l’Empire américain, avec les étapes marquantes de la révolution de couleur de 2004 et la révolution, ou coup d’État, de Maidan en 2014). Tant la conférence que le livre doivent être lus dans le sillage d’un ouvrage précédent intitulé de manière explicite Après l’Empire, essai sur la décomposition du système américain (Gallimard, 2002). L’historien qui se présente comme un « libéral de gauche », développe une réflexion qui intéresse le confédéré et le catholique, à la fois au plan de la politique internationale et de notre neutralité que de cette décomposition dont parle Emmanuel Todd ; décomposition d’un système intellectuel, moral, politique, économique ; pas seulement du système américain mais du nôtre également, à la remorque de l’Américain.
Abandonnant progressivement notre neutralité et des pans entiers de notre souveraineté politique, militaire et financière, notre nomenklatura politique a arrimé de plus en plus étroitement la Confédération à l’Union européenne et à l’OTAN, et, à travers ces institutions, à l’Empire américain. Un pas important a probablement été franchi lorsque nos autorités ont réussi à nous faire siéger à l’ONU où nous ne jouons pratiquement aucun rôle mais où l’on se joue de nous. Ce processus arrive dans sa phase terminale qui verra la dissolution de notre petit pays dans ces ensembles qui sont loin de nous être amicaux. Voici un quart de siècle, le prétexte de la chasse au soi-disant « fonds en déshérence » et les différentes étapes de la mise en place de législations et de contrôles imposés à notre système financier ont permis sa mise sous tutelle et il est désormais en grande partie sous contrôle de l’étranger.
L’on invoque souvent les « pressions » auxquelles la classe politique serait soumise, sans jamais que celles-ci ne soient précisées ni que l’on se demande si une autorité politique n’est pas précisément là pour résister à des « pressions », dont le peuple serait sans doute intéressé de connaître les tenants et les aboutissants. Sans doute, la médiocrité de notre personnel politique et le lavage de cerveau de médias payés par le contribuable expliquent en grand partie une absence de résistance aux dites « pressions » mais peut-être également une connivence intellectuelle et morale de nos politiciens avec les idéologies régnant sans partage sur nos sociétés. Peut-être que des enquêtes indépendantes découvriraient également des éléments de corruption, pas seulement intellectuelle ?
Sans doute aurait-il été urgent de traîner les pieds autant que faire se peut, gagner du temps c’est déjà gagner. En attendant que le vent tourne, que les circonstances ébranlent l’arrogance des ces puissances qui travaillent à nous asservir et à nous noyer dans de grands ensembles où nous n’avons plus rien à dire. L’état des finances de l’Union européenne et de bien des états qui la composent, les dissensions internes qui fissurent un édifice que Vladimir Bukovsky compare à l’Union soviétique à plus d’un titre, le Brexit qui a concrétisé une première dislocation de cet édifice bureaucratique totalitaire et stérile, les bras de fer répétés entre certains États et Bruxelles, les arrangements bilatéraux que certains États-membres contractent avec des nations tierce n’appartenant pas au bloc « européen », les résistances opposées au système des sanctions, le refus de se priver de relations vitales avec certains pays sanctionnés et bien d’autres éléments permettent d’envisager que l’édifice se fissure et nous offrent une marge de manœuvre accrue. Gagner du temps, c’est déjà gagner. Au mépris de toute prudence politique et des leçons que nous enseigne l’histoire, nos édiles semblent précipiter une fuite en avant qui ébranle tout notre édifice politique et nous soumet, chaque jour davantage, à des pouvoirs qui ne nous veulent aucun bien. Au mépris d’ailleurs non seulement des intérêts des confédérés mais probablement de leur volonté, si on les laissait seulement s’exprimer en toute connaissance de causes. Existerait-il dans notre nomenklatura politique des conflits d’intérêts ou seulement une cécité invraisemblable et de l’incompétence ?
Emmanuel Todd analyse le déclin de l’Empire et la défaite de l’Occident avec de solides arguments et une documentation abondante. Malheureusement, notre monde politique n’a de cesse d’arrimer la Confédération plus étroitement à des institutions en perte de vitesse et dont la crédibilité internationale s’érode quotidiennement, jusqu’à susciter un rejet de moins en moins voilé par une large partie du monde. Nous aurions pu jouer patiemment de « l’exception helvétique », de notre neutralité pour conserver une marge de manœuvre. Nous préférons aller au-devant des attentes des puissants du jour afin de nous voir gratifier d’un strapontin dans des navires qui prennent l’eau. La gestion de la soi-disant « pandémie », les antécédents et le déroulement de la guerre en Ukraine, l’effroyable carnage qui se développe en Palestine depuis des décennies, le mépris du droit international et de toutes les institutions qui devraient en protéger l’application auraient pu nous ouvrir les yeux et nous inciter à la prudence. Il n’en est rien, bien au contraire. Le monde né en 1945 et l’ordre politique, militaire et économique imposé alors par les vainqueurs se délitent et c’est le moment que nos politiciens choisissent pour resserrer les liens avec des systèmes décrédibilisés.
Emmanuel Todd pense que l’Occident a perdu la guerre qu’il a, de fait, initiée en Ukraine – « Cette guerre qui est en cours … est un affrontement entre la Russie et les États-Unis. » – et que nous sommes entraînés dans un « processus de dislocation de l’Occident » entraîné par le « déclin américain ». « L’Occident se détruit lui-même ». L’auteur parle de déclin intellectuel, éducatif, religieux, industriel, économique.
L’historien date cette autodestruction du moment où entre en vigueur « toute loi instituant le mariage pour tous, c’est-à-dire le mariage entre individus du même sexe. » Nos sociétés entrent alors dans une phase de nihilisme qui entraîne « l’effondrement d’un système mental » et des « croyances qui accompagnaient le triomphalisme occidental ». Il voit dans ce phénomène le résultat du « vide religieux » qui fait perdre le sens des choses. Cette « déification du vide » conduit « à une volonté de destruction des choses, des hommes, et ultimement de la réalité. » En effet, « l’idéologie transgenre (…) est fondamentale sur le plan intellectuel parce que dire qu’un homme peut devenir une femme ou une femme un homme révèle une volonté de destruction de la réalité. (…) C’est l’émergence d’un nihilisme. »
C’est la raison qui est mortellement blessée. C’est l’intelligence qui n’est plus seulement « en péril de mort », selon le titre d’un livre du philosophe Marcel De Corte, mais qui est effectivement morte et entraîne nos sociétés dans le vide. Emmanuel Todd ne le dit pas, mais ce grand mouvement suicidaire est amplifié de longue date par le refus de donner la vie et la banalisation des moyens contraceptifs et de l’avortement qui est le pouvoir de donner la mort à l’enfant à naître et donc à nos sociétés. Les protagonistes de ce suicide, de cette interruption volontaire de civilisation, sont au pouvoir dans notre classe politique, médiatique et économique.
Peut-être que cette défaite américaine et cette autodestruction de l’Occident recèlent une bonne nouvelle pour la Confédération ? Cet éventuel effondrement, qui ressemblerait à celui de l’Union soviétique voici plus de quatre décennies, ne serait-ce pas l’occasion de nous désengager de ces liens nocifs et de regagner petit à petit notre souveraineté politique, militaire, économique et mentale ? Mais pour réaliser un pareil mouvement, il nous faudra des hommes d’État d’une autre dimension que ceux qui encombrent actuellement les allées du pouvoir. –