Quand on ne comprend plus la loi naturelle,
C’est un naufrage général de la raison et de la foi.
Jean Madiran


Christian Bless – Du fond de l’histoire nous vient la voix douce mais ferme d’Antigone s’adressant à Créon. C’est déjà la protestation contre la loi du monde mondain, de la mystique contre la politique, des principes qui ne changent pas contre un monde qui se croit moderne, comme tous les mondes, à toutes les époques, se sont crus modernes. À notre siècle qui renverse tout avec arrogance, elle rappelle d’abord que les morts ont droit à notre respect, à notre prière, à une sépulture digne. Sans eux nous ne serions pas là pour étaler notre suffisance égoïste. Les cimetières sont le lieu de la reconnaissance de notre dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés, à qui nous devons d’abord la vie, la vie du corps, de l’esprit et de l’âme. L’héroïne grecque nous rappelle à notre devoir, à la piété filiale fondatrice des sociétés : « Pouvais-je cependant gagner plus noble gloire que celle d’avoir mis mon frère au tombeau. »

Le dialogue antique est bien connu mais il n’est pas inutile de le méditer à nouveau, surtout par les temps qui courent. Répondant à Créon qui lui reproche d’avoir osé passer outre à sa loi, sans fléchir, à l’adresse de tous les temps à venir et de toutes les tyrannies, qu’elles soient démocratiques, bureaucratiques, ecclésiastiques, Antigone répond : «  Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! ce n’est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixée aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! » Aux puissants du jour, politiciens de tous poils, bureaucrates anonymes, présidents, juges, pantins médiatiques, en attendant qu’ils disparaissent, elle rappelle qu’ils sont soumis à des lois inébranlables. Que des lois éternelles surplombent leurs actions, conformes à la nature des choses et de la droite raison.

« Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait le jour où elles ont paru. » Parmi ces lois, face à la barbarie montante des sociétés modernes, le pape Benoît XVI distinguait des principes non négociables : la protection de l’enfant à naître et de la vie à toutes ses étapes, le respect de la famille dans sa structure naturelle composée d’un homme et d’une femme, son caractère unique et son rôle social irremplaçable, la protection du droit des parents à l’éducation de leurs enfants. La loi naturelle gravée au cœur de notre être comprend d’autres articles qui complètent, entourent, explicitent ces principes non négociables et sont, à ce titre, également non négociables. Résumés et codifiés dans le Décalogue, ils nous enseignent, entre autres, à adorer un seul Dieu, à lui consacrer le jour du Seigneur qu’Il s’est absolument réservé et à honorer nos parents. L’observation de cette loi naturelle constitue le fondement impératif de toute société ; son abandon assure son déclin et sa disparition certains. L’effondrement démographique de nos sociétés, la submersion migratoire, l’insécurité croissante, la croissance cancérigène de nos endettements découlent de l’abandon de cette loi, de l’exaltation du caprice individuel contre cette loi qui est éternelle, expression de l’être du Créateur, gravée au cœur de notre nature.

Méditant sur l’abandon de la loi naturelle, dans Se remettre à vivre pour Dieu, Benoît XVI constatait que : « Jusqu’au Concile de Vatican II, la théologie morale catholique se fondait essentiellement sur la loi naturelle. L’Écriture sainte, quant à elle, intervenait seulement en arrière-plan, ou comme confirmation. Avec les efforts du Concile pour avancer vers une nouvelle intelligence (?) de la Révélation, le recours à la loi naturelle fut en grande partie abandonné … » Peut-être y avait-il beaucoup de prétention à vouloir découvrir une nouvelle intelligence de la Révélation après les Pères de l’Église, saint Thomas d’Aquin et vingt conciles ? Quoi qu’il en soit, le Pontife confirmait, six décennies plus tard, l’analyse de Jean Madiran qui pensait, en 1968 déjà, que l’Hérésie du XXème siècle est celle des évêques qui avaient abandonné l’enseignement de la loi naturelle avant le concile de Vatican II déjà. Il faudrait citer longuement cet ouvrage majeur mais laissons l’auteur définir cette hérésie : « Cette hérésie du XXème siècle est universelle, en ce sens qu’elle ne laisse rien subsister, pas même les vérités qu’elle paraît conserver encore et qu’elle continue à énoncer littéralement : parce qu’elle est essentiellement une négation de la loi naturelle. »
Alors qu’en ces années d’après concile, le clergé, ivre de sa nouvelle intelligence s’acharnait à la démolition de l’héritage et à la mise en place de la nouvelle religion conciliaire, le fondateur de la revue Itinéraires, condamné par ce même clergé, sans doute au nom de l’ouverture et de la charité, seul dans le désert intellectuel du moment, transmettait l’enseignement millénaire, en attendant des temps meilleurs : « Sans loi naturelle, pas de loi du Christ. Sans nature, pas de surnaturel. Sans le Décalogue et sa religion naturelle, plus de religion révélée. » Toujours dans l’indispensable Hérésie du XXème siècle, il précisait : « On peut prononcer ou écrire les vocables de « Christ » et de « charité » : mais, le Décalogue ôté, il n’y a plus de charité réelle, et le Christ invoqué en dehors ou à l’encontre du Décalogue est un faux Christ, en contradiction avec ses propres paroles rapportées dans l’Évangile. » Le lecteur se référera directement au livre lui-même pour approfondir une analyse confirmée par six décennies d’affaissement intellectuel, spirituel et moral : « Ce n’est pas seulement la « doctrine sociale » de l’Église qui est atteinte par le rejet implicite ou explicite de la loi naturelle : c’est l’ensemble de la doctrine révélée qui est renversé de fond en comble. »

Une brèche mortelle était ouverte dans le barrage, brèche qui irait en s’élargissant et finissant par tout emporter. Aujourd’hui, la dictature de l’avortement érigé en droit, protégé, subventionné ; la déferlante LGTB introduite jusque dans les écoles ; l’imposition légale d’un « mariage » contre-nature ; le délire du transgenre achèvent de décomposer nos sociétés jusque dans leurs fondations. La nature des choses est niée et l’intelligence blessée en son cœur. Nos descendants chercheront à comprendre comment une classe politicienne totalement décrédibilisée et un épiscopat absent auront pu coopérer à ce suicide nihiliste. Par avance, Antigone, à qui Créon reprochait d’être bien seule dans son attitude, leur donnait la réponse : « Et c’est bien ce à quoi tous ceux que tu vois là applaudiraient aussi, si la peur ne leur fermait la bouche. » Nos sociétés sont mises en coupe réglée par des minorités fanatiques et ceux qui devraient s’élever pour protéger la Cité, les intelligences et les âmes, professionnels de la politique politicienne et évêques conciliaires participent à ce mouvement destructeur ou, au mieux, se taisent courageusement afin de sauvegarder le contenu de leur mangeoire : « Ils pensent comme moi mais ils tiennent leur langue », remarque encore Antigone.

Seul, combattu, traqué médiatiquement, le Pontife défunt s’est dressé contre la folie suicidaire du temps et a rappelé, à temps et à contretemps, qu’il existe des lois éternelles que l’on se doit de respecter ; elles ne sont pas des contraintes qui brident mais les conditions de la vie, et du salut éternel. Aucune autorité terrestre, aucune majorité ne peut s’y soustraire sous peine de précipiter la Cité dans un nihilisme mortel. Notre monde peut-il encore entendre cette voix qui est elle de l’Église Mater et Magistra, gardienne de la Loi éternelle?

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Newsletter N° 120 – 3 février 2023 | Source : Perspective catholique