Jean-Pierre Saw – La très fameuse Nouvelle Société helvétique, fondée par Gonzague de Reynold en 1914, et refondée en 2007 – d’où son nom, accueillait jeudi 10 octobre l’ancien ambassadeur Georges Martin. Celui-ci vient de publier un livre de souvenirs et s’est fait connaître sur les réseaux sociaux pour son esprit critique envers la politique étrangère de la Confédération. Le titre de la conférence annonçait la couleur : «La Suisse en pleine crise de nerfs géopolitique».
Monsieur Martin a relevé que le rôle de l’Europe en tant puissance d’équilibre était traditionnellement de remettre les USA sur les rails. En effet, une puissance hégémonique tend à perdre le contrôle de sa force et la lucidité sur elle-même. Or tour à tour, Willy Brandt, De Gaulle, Mitterrand, Chirac et Schrœder ont joué ce rôle en leur temps. Depuis le début de la guerre en Ukraine pourtant, l’Europe s’est complètement alignée sur la politique américaine, avec pour résultat une perte d’influence générale de l’Occident : son « récit » n’est plus suivi dans le reste du monde, et ses méthodes ne fonctionnent plus non plus, puisque les sanctions ont été inefficaces. Suite à un voyage à Washington, le chancelier Scholz, ancien étudiant pacifiste et soixante-huitard, a annoncé une «Zeitenwende» (changement d’époque) et initié une augmentation du budget militaire allemand de 100 milliards. Sa ministre des affaires étrangères et d’autres pensent à une «revanche» ; ce serait le retour du poids de l’Histoire.
Selon l’ambassadeur, les Européens n’ont pas vu venir le conflit en Ukraine, au contraire des USA. Avec des années 90 sous le signe de la réconciliation et de la fête – entre Allemands d’abord, puis entre Russes et Occidentaux, la génération des jeunes dirigeants a grandi dans l’illusion de la paix éternelle. Mais les «Kaltkrieger» sont restés aux manettes. On assiste donc à un mélange de naïveté et de défiance envers la Russie. Ainsi, Obama dira que la Russie est devenue une «puissance régionale» et Brzezinski répandra l’idée que personne ne pourra plus tenir la dragée haute aux USA. Parmi les plus lucides, Jeffrey Sachs, conseiller américain auprès d’Eltsine durant deux ans, soutiendra que «L’Europe est fatiguée de la Russie et ne s’est pas intéressée à son relèvement.»
Une fois les hostilités déclarées, les Occidentaux ont donc été pris de cours, avant de prendre des positions subitement martiales, tels Macron et Scholz, chefs de guerre improvisés à l’exemple de Michel Blanc. La presse européenne s’est également alignée sur le discours pro-guerre. En Suisse, le Temps et la NZZ soutiennent l’effort de guerre et le transfert des chars Léopard vers l’Ukraine. Idem des dirigeants suisses, qui suivent fébrilement leurs voisins sans vision propre, d’où le titre de la conférence. Selon Emmanuel Todd, les dirigeants européens seraient sortis de la réalité et devenus fous. Issus d’une génération apolitique, ils n’ont appris qu’à soigner leur carrière et leur communication.
Monsieur Martin croit à la bêtise des multi diplômés, chez qui il n’y a plus aucune recherche de pensée originale. Les sommets «pour la reconstruction de l’Ukraine» à Lugano et «pour la paix» au Bürgenstock illustrent bien que, pour nos dirigeants, les mots n’ont plus de sens. Croient-ils à ce qu’ils disent ou sont-ils conscients que ce sera le Chef du Camp du Bien qui décidera de la guerre et de la paix ? Après la «guerre improbable» de Raymond Aaron à la fin des années 40, on assiste à présent au «Retour de la guerre» (François Heisbourg). Selon le Général Français Jean-Bernard Pinatel, l’aveuglement de nos élites est une forme de la barbarie. «Nous n’avons plus de grand homme», dirait Desproges (la citation continue…). Et l’ancien ambassadeur de citer encore Flaubert : «Nous dansons non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine qui m’a l’air passablement pourrie» .
Dans une prochaine édition, nous reviendrons sur la partie de la conférence plus particulièrement consacrée à la Suisse. —
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Newsletter N° 240 – 23 octobre 2024 | Source : Perspective catholique