Christian Bless – Sur la terre qui a vu le Christ naître, prêcher, révéler les secrets du Père et offrir sa Vie pour notre salut, à l’intérieur des frontières actuelles de l’État d’Israël, vivraient actuellement seulement quelque 175’000 chrétiens représentant environ 2% de la population. À Antioche, ville où les disciples du Christ se sont appelés chrétiens pour la première fois (Act. 11,26), ville qui a vu la rencontre de saint Pierre et de saint Paul, patriarcat prestigieux des siècles durant, il est probable que ne subsiste plus un seul chrétien. Le vaste territoire, en Asie Mineure, témoin des voyages et des prédications de saint Paul, ces régions destinataires de plusieurs de ses Épitres, adressées aux Colossiens, aux habitants d’Éphèse, aux Galates ne comptent plus guère de chrétiens depuis 1922 au moins. L’Apôtre y était d’ailleurs né, dans la ville de Tarse, au sud-est du plateau anatolien.

Ces anciennes provinces de l’Empire byzantin où se déroulèrent parmi les plus importants conciles de l’histoire de l’Église, les conciles fondateurs, Nicée, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine n’entendent plus depuis des siècles les voix des évêques confirmant les fidèles dans la foi et les défendant des hérésies. Le souvenir et les enseignements de saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople, saint Basile, évêque de Césarée de Cappadoce (aujourd’hui Kayseri), de son frère saint Grégoire de Nysse, de Saint Grégoire de Nazianze sont perdus de longue date pour les populations de ces contrées.

Peut-être avons-nous oublié qu’avant les invasions arabes du VIIème siècle, l’Afrique du Nord était composée de provinces florissantes et de villes au rayonnement intellectuel et spirituel qui ne l’enviaient à nulle autre. Qu’Alexandrie était le siège d’un patriarcat remontant à l’Évangéliste saint Marc et une cité illustrée notamment par sainte Catherine d’Alexandrie, saint Athanase, saint Clément, saint Cyrille. Saint Augustin, né à Thagaste, aujourd’hui Souk Ahras, a attaché son nom à la ville d’Hippone, dont il a été le prestigieux évêque, située aujourd’hui en Algérie et nommée Annaba, et saint Cyprien à l’illustre cité de Carthage.

Toutes ces anciennes provinces romaines puis byzantines, de l’est et du sud de la Méditerranée, ont vu naître et enseigner les Pères de l’Église, la fine fleur de la pensée catholique et du monde antique devenu chrétien. L’intégralité de ce monde fécondé par l’Évangile a été englouti sans laisser de traces, au mieux les ruines de quelques basiliques où retenti la voix de ces hérauts de la foi et de la théologie catholique qui devaient illuminer, près d’un millénaire durant, l’ensemble du monde. Seuls subsistent, le plus souvent de manière précaire, dix millions de Coptes en Égypte. Les dernières guerres américaines ont pratiquement détruit les communautés chrétiennes en Irak et en Syrie.

Ces terres qui ont vu naître le monachisme avec saint Antoine dans les déserts d’Égypte, ses peuples rejoindre l’Église plusieurs siècles durant, par vagues successives, et contempler sur les autels de ses somptueuses basiliques le renouvellement du Sacrifice du Christ, sont aujourd’hui, à de rares exceptions près, peuplées d’âmes qui n’ont pas reçu le baptême.

Dans un numéro spécial consacré à l’Algérie française, la revue Itinéraires, sous la direction du remarquable Georges Laffly et la plume de Pierre Goinard, nous rappelait, en juin 1982, l’histoire lointaine de ces contrées et, au XIXème siècle, l’extraordinaire renouveau du catholicisme sur le territoire où la France créera, dès 1830, l’Algérie moderne : « Est-il besoin de rappeler qu’en Afrique le christianisme a précédé de cinq cents ans l’Islam ? Introduit dès le IIème siècle, aussi tôt sinon plus qu’en Gaule, il a eu ses martyrs non seulement à Carthage (dès 202 Félicité et Perpétue, dont les nom figurent au canon de la messe, plus tard saint Cyprien son évêque), mais aussi à Constantine Marien, Jacques et ses compagnons, à Hippone saint Théogène, sainte Marcienne à Cherchel, sainte Salsa à Tipasa. L’Afrique romaine a engendré des pères de l’Église, Arnobe, saint Augustin, le plus célèbre des Berbères au temps duquel elle était quadrillée par plus de quatre cents évêchés. Le christianisme y avait été maintenu sous les Vandales ariens, puis la domination de Byzance. Même après l’installation de l’Islam, de petites communautés persistèrent jusqu’aux XIème et XIIème siècles dans les brillantes villes islamo-berbères de l’époque … » Et, pour terminer ce long extrait qu’il conviendrait de citer en entier : « A la mort du grand cardinal (Mgr. Lavigerie), l’Algérie européenne était puissamment catholicisée : trois cathédrales, plus de deux cents paroisses, Petit et Grand séminaires florissants, mille religieuses enseignantes et soignantes, de très nombreuses écoles. »

De ces siècles d’évangélisation et de martyr, de la mort offerte pour témoigner du Christ vrai Dieu et vrai Homme et de la civilisation qu’elle a engendrée, il ne reste, sur ces terres, d’Istanbul à Tanger, en passant par Jérusalem et Alexandrie, de cette immense aventure chrétienne, il ne reste pour ainsi dire plus rien d’inscrit dans ces terres.

Cet effacement de l’empreinte chrétienne s’est accéléré au cours des soixante dernières années, entraînant dans son sillage l’Europe dans un affaissement spirituel, intellectuel et moral peut-être sans précédent puisque même l’existence d’une loi naturelle est niée par ceux-là même qui ont mission de la défendre et l’enseigner. Cette décomposition du catholicisme européen, selon l’expression du RP Louis Bouyer, n’a pas été sans effet sur la situation des Chrétiens du Liban.

C’est dans la perspective de cette mystérieuse implosion du catholicisme qu’il faut considérer le drame des Chrétiens du Liban et revenir sur la trace du livre que Yann Baly et Emmanuel Pezet ont consacré à la figure de Béchir Gemayel. Mais rappelons une fois encore que le Liban est une terre sainte, non seulement de par sa densité monastique mais, avant tout, parce que cette terre a été foulée par le Christ. Les Évangiles mentionnent les passages du Fils de Dieu à Tyr et à Sidon, entre autres, et les miracles que le Sauveur y opéra. A l’époque moderne, la montagne libanaise sera bénie par la présence de grands saints dont la renommée de certains d’entre eux a largement débordé les frontières du lieu de leur vie pour étendre leur rayonnement à l’Église universelle, tels : saint Charbel, grand mystique vénéré sur le continent américain, son maître spirituel saint Nimatullah Al-Hardini, sainte Rafka, le bienheureux Estephan Nehmé.

Le Mont Liban est donc bien une montagne sainte prise en étau entre un monde islamique conquérant et hégémonique, et une modernité antagoniste qui ne peut accepter sa spécificité, que François Costantini nomme l’exception libanaise. Depuis treize siècles, le peuple maronite se retranche dans la montagne et ses vallées profondes dominant la Méditerranée, tourné vers l’Ouest, pour résister à la pression islamique, conserver ses libertés et l’expression publique de son christianisme.

Les auteurs de cette biographie nous présentent les commencements de cette guerre de quinze ans, jusqu’à l’assassinat de Béchir Gemayel en 1982, dernier épisode de cet affrontement séculaire et les efforts désespérés d’un peuple refusant l’asservissement de la dhimitude, ce statut d’infériorité imposé aux non-musulmans dans les sociétés soumises à la loi du Coran. Ce drame a déchiré jusqu’au peuple maronite lui-même dans ce que Régina Sneifer a appelé Les guerres maronites, qui ont divisé les chrétiens en différente factions, dans des combats fratricides, suivant les ambitions personnelles, des allégeances complexes mais également des visions différentes de la situation et de la manière de protéger leur avenir.

A l’issue de ce conflit, en 1990, les Chrétiens avaient survécu aux assauts répétés de leurs ennemis politiques et religieux, en préservant leurs libertés, mais cette victoire à la Pyrrhus a meurtri un peuple par ses divisions, ses innombrables victimes et destructions, une démographie déclinante, la rupture d’un ordre social et l’affaiblissement de la transmission des traditions. Il lui aura également manqué l’appui séculaire de la France devenue insignifiante au plan international et militaire et dont les gouvernements n’étaient plus intéressés à assurer la protection. Grand Liban ou réduit chrétien ? Quelles sont les leçons que nous devons tirer pour nous ?

C’est ce que nous analyserons dans un prochain article en attendant la conférence de Yann Baly et Emmanuel Pezé, en présence de la fille de Béchir Gemayel, Yumna Gemayel, le 27 janvier prochain.

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Newsletter N° 100 – 31 octobre 2022 | Source : Perspective catholique