Christian Bless – Le Liban serait cité 70 fois dans la Bible. Peu d’autres lieux ont ce privilège insigne. De fait, cette terre peut se prévaloir d’une histoire très ancienne puisque la ville de Byblos serait la plus ancienne cité connue, fondée 7 à 8000 ans avant JC et que cette cité aurait joué un rôle déterminant dans la diffusion de l’alphabet le long des côtes de la Méditerranée. De 1200 à 300, les Phéniciens ont peuplé ces terres de l’Est de cette grande mer intérieure sur le pourtour de laquelle ils ont fondé nombre de villes existant toujours et ce jusqu’au cœur de l’Espagne actuelle où ils ont laissé d’importantes traces.

Une mosaïque de 18 communautés religieuses reconnues par l’État, occupe, depuis la fondation du Grand Liban par le général Gouraud en 1920, un territoire de 10’452Km2, soit environ le quart de celui de la Confédération helvétique qui s’étend sur 41’285Km2. Cette grande diversité religieuse et culturelle crée de nombreux points de tension qui s’enflamment à intervalles réguliers, souvent instrumentalisés par des puissances étrangères.

Au cœur de cet ensemble de communautés, le peuple Maronite constitue le plus ancien groupe. Établis autour de saint Maron au Vème siècle, dans la vallée de l’Oronte, près de l’ancienne Apamée, sur le territoire de la Syrie actuelle. Après la chute de l’Empire byzantin, sous la poussée des musulmans sortis de la péninsule arabique au VIIème siècle, les Maronites vont progressivement se réfugier dans le Mont Liban afin de préserver leur indépendance et leur identité chrétienne. Contrairement à nombre de communautés chrétiennes de l’Orient, les Maronites vont rester attachés à Rome, ils constituent ainsi la plus grande communauté catholique non seulement au Liban mais au Moyen-Orient.

A plus d’un titre, l’histoire tourmentée de cette contrée ne peut nous laisser indifférents. Cette Montagne libanaise est une montagne sainte, un peu à l’image du Mont Athos en plus vaste, où chaque replis de terrain, révèle un monastère qu’une urbanisation sauvage, résultat de la guerre de 1975 à 1990, dissimule petit à petit.

En 1918, à l’issue du démembrement de l’Empire ottoman, la France se verra confier par la Société des Nations un mandat sur la Syrie. En 1920, le Général Gouraud va déclarer l’indépendance du Grand Liban et détacher l’actuel territoire libanais de la Syrie, au grand dam des nationalistes syriens qui jamais n’accepteront ce qu’ils considèrent comme une mutilation de la Grande Syrie qui figure toujours sur les cartes géographiques syriennes sans faire état de la frontière séparant ces deux pays. Les causes d’un drame sans cesse renaissant sont ainsi posées, qui vont lacérer cette terre.

Dès le mois d’avril 1975 et jusqu’en 1990, une guerre va déchirer le Liban, par phases successives. Le pays ne s’en remettra probablement jamais. Qualifié souvent de guerre civile, ce conflit a pour catalyseur la présence de quelque 400’000 Palestiniens sur son territoire. Réfugiés au cours des décennies précédentes, suite à la création de l’État d’Israël, ils constituent une population étrangère, vivant dans des camps, armés et échappant à l’autorité de l’État libanais, souvent même opposés à son armée, population instrumentalisée par des puissances étrangères et appuyée par les milices musulmanes locales.

Les auteurs résument la situation : « Donc, pour Béchir Gemayel et ses amis, le Grand Liban n’est une construction viable pour les chrétiens que si les maronites y conservent la prééminence. Ce qui implique donc de chasser les Palestiniens pour rétablir l’équilibre démographique en faveur des chrétiens (qui sont encore majoritaires) et d’enlever des mains de leurs « frères » musulmans ce fusil palestinien qui leur procure la trop forte tentation de les soumettre à la charia. »

Yann Baly et Emmanuel Pezé nous racontent une tranche de ce drame qui va présider au déclin, à vues humaines irréversible, de la présence chrétienne dans ce pays. Emmanuel Pezé compte parmi ces quelques Français qui se sont portés volontaires pour défendre, l’arme à la main, cette présence millénaire. Dans un bref essai consacré à Béchir Gemayel, ils nous disent les combats, les espérances, les dissensions de ces milliers de combattants chrétiens qui ont souvent abandonné un métier ou des études pour défendre leurs familles et un ordre social qui leur permettrait de vivre librement en tant que chrétiens, exception au milieu d’un Moyen-Orient où ces minorités vivent le plus souvent en sursis dans un statut inférieur.

Béchir Gemayel a joué un rôle clef dans l’organisation de ces forces militaires chrétiennes, chef de guerre et homme politique, il voulait maintenir le droit pour les communautés chrétiennes de faire sonner librement les cloches des églises à l’intérieur du périmètre des 10’452Km2 du territoire national libanais. Les auteurs présentent les différentes étapes de l’ascension de ce chef militaire charismatique (« C’était un chef qui suscitait chez ses hommes le désir de se surpasser » témoigne Fouad Abou Nader), de ses succès jusqu’à sa nomination à la présidence de la République libanaise le 23 août 1982 et son assassinat, trois semaines plus tard, le 14 septembre. Béchir Gemayel avait réussit à rallier une partie importante des populations musulmanes ; sa présidence présentait une réelle chance de sauvegarder l’État libanais et d’y inscrire une nouvelle page qui aurait permis de le restaurer et d’assurer une cohabitation apaisée des différentes communautés, après 15 ans d’une guerre cruelle. Cette élection dérangeait trop d’intérêts dont ceux d’une Syrie qui n’a toujours pas accepté le détachement de cette portion de ce que ses élites considèrent comme appartenant à son territoire historique.

Ce pari de restauration de la souveraineté de l’État était-il réaliste ? Le Liban des 10’452Km2 correspond-il à une réalité historique ? Peut-on faire cohabiter des communautés antagonistes à l’intérieur d’un même périmètre géographique et institutionnel ? Le Grand Liban imposé par la France et le général Gouraud sous la houlette des Maronites est-il viable contre les tenants de la Grande Syrie et les élites sunnites, particulièrement, à un moment de l’histoire qui voit un réveil de l’islam et un déclin de l’Europe et du christianisme ? La communauté maronite peut-elle survivre face à un océan musulman sans la protection de la France devenue insignifiante ? Le Liban chrétien a été également victime de ses divisions souvent sanglantes et de la décomposition du catholicisme, de son rayonnement spirituel, intellectuel et culturel. L’émigration massive et la déflation démographique ont achevé cet effacement de la présence et du pouvoir chrétien et plus particulièrement maronite. Est-ce à dire que les combats et le sacrifice de Béchir Gemayel auront été vains ? Les auteurs ne le pensent pas qui concluent : « Béchir Gemayel a permis un coup d’arrêt salvateur à la disparition programmée du pays. » et donc à l’éradication de la présence chrétienne.

Ce n’est pas une histoire lointaine qui ne nous concerne pas car elle recèle nombre d’enseignements et d’avertissements pour nos pays.

Autant de questions que soulève l’essai de Yann Baly et Emmanuel Pezet sur lequel nous devrons revenir prochainement, en attendant la conférence que Yann Baly et Yumna Gemayel, fille du Président assassiné, donneront le 27 janvier 2023, à Genève.

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Newsletter N° 99 – 24 octobre 2022 | Source : Perspective catholique