Analyse d’une époque troublée : L’interrègne selon Eric Werner

Alexandra Klucznik-Schaller – Perspective Catholique a le plaisir de proposer un entretien avec Eric Werner, philosophe, politologue, et témoin quelque peu désabusé de notre époque.
Né en 1940, Eric Werner fit ses études à Sciences Po Paris et enseigna la philosophie à l’Université de Genève. En 1972, paraissait son premier essai sur la violence et le totalitarisme (1) dans la collection «Liberté de l’Esprit», fondée et dirigée par Raymond Aron. Plus de cinquante ans et des milliers de pages écrites plus tard (2), Eric Werner continue à tenir une chronique hebdomadaire dans la revue Antipresse (3) de Slobodan Despot.
Il serait présomptueux d’essayer ici de résumer sa pensée, mais il est possible de proposer un fil directeur ; Eric Werner considère notre époque comme un interrègne, une époque de transition. Le monde que nous avons connu – basé sur un ordre westphalien d’États souverains exerçant des fonctions régaliennes – est en voie de disparition, et le monde qui lui succède ne lui ressemble en rien. Il se présente comme une férule mercantile, mais ce sera peut-être autre chose… L’entretien, ou comment naviguer par gros temps, aborde l’évolution générale du monde et de la Suisse en particulier. On décille.


Alexandra Klucznik-Schaller : Il semble que nous soyons dans un état permanent de crise, voire que nous vivions de crise en crise : crise économique, crise sanitaire, crise écologique, institutionnelle, politique, guerre… Partagez-vous ce constat et si oui, comment expliquez-vous ce va-et-vient continu ?
Eric Werner : Il y a deux approches possibles. On peut d’abord concevoir la crise comme ce qui, à notre époque, a pris la place de la guerre, en particulier parce qu’il ne serait plus aujourd’hui possible de faire la guerre : l’arme nucléaire s’y opposant. L’arme nucléaire supprime la guerre. Et donc à la place on a des crises. Il est normal qu’il y ait des crises puisqu’il n’y a plus de guerres. C’est un discours qu’on entendait il n’y a pas si longtemps encore. Sauf, comme on le constate aujourd’hui, que l’arme nucléaire n’a pas supprimé la guerre. La crise a donc un autre rapport à la guerre. Elle n’est pas ce qui a pris la place de la guerre, mais plutôt ce qui la précède, vient avant : juste avant. Ce que résume bien l’idée, aujourd’hui omniprésente, d’insécurité. En ce sens, la crise n’est ni la paix, ni la guerre, c’est un entre-deux : un état de «ni paix, ni guerre». Mais évolutif. Pour autant cela ne signifie pas que la crise se transformera nécessairement un jour en guerre. Il y a des crises qui se résorbent. Mais c’est un risque. Risque d’autant plus grand que la crise est assez souvent instrumentalisée. Elle l’est en particulier par les pouvoirs en place, auxquels elle sert volontiers de prétexte pour limiter les droits individuels – parfois même, purement et simplement, les supprimer. C’est ce qu’on appelle la «stratégie du choc» (Naomi Klein), stratégie, comme son nom l’indique, visant à tétaniser les individus, de façon à leur faire avaler toutes sortes de choses qu’il serait difficile autrement de leur faire avaler. Mais là ils avalent tout, parfois même en redemandent. Les autorités ne sont donc pas nécessairement contre les crises. Elles veillent juste à ce qu’elles restent sous contrôle – exercice, il est vrai, difficile. A tout instant, en effet, les choses peuvent dégénérer et la crise se transformer alors en guerre. Les autorités jouent donc avec le feu. Il faut aussi considérer le problème sous cet angle. Les crises existent par elles-mêmes, mais elles sont aussi un instrument de pouvoir.

AKS : Peut-on faire un parallèle entre la fin de l’Empire romain en proie à des attaques périphériques et à des divisions internes, et l’état actuel de notre monde occidental comprenant au sens au sens large l’Europe, l’Amérique, et l’Océanie ? L’Empire romain se transforma en devenant chrétien ; c’était une transformation ontologique. L’Occident se situe-t-il à une telle croisée des chemins ?
EW : Peut-on faire un tel parallèle ? Oui bien sûr, et même il s’impose. Il faut lire les historiens, en particulier l’ouvrage classique de Peter Brown, A travers un trou d’aiguille (Les Belles-Lettres, 2016). Au chapitre 24, La crise de l’Occident au Ve siècle, l’auteur montre comment, en une génération, l’Empire romain occidental se vit réduit «à l’état de simple coquille». C’est ce qui risque aussi de nous arriver. «Beaucoup de choses peuvent se produire en cent ans», dit encore Peter Brown, qui met par ailleurs l’expression «invasions barbares» entre guillemets. Les «invasions barbares» ont certes joué un rôle dans la chute de l’Empire romain, mais on est en présence d’un phénomène complexe. A maints égards, la chute de l’Empire romain fut le produit d’un effondrement intérieur. Elle comporte également des éléments de guerre civile, en même temps que d’autres liés à ce qu’on appellerait aujourd’hui la criminalité de masse : «Beaucoup de barbares n’étaient que des pilleurs indépendants et des bandits de grand chemin». Tout cela est très actuel.
Mais il y a aussi des différences. La civilisation antique a survécu aux invasions barbares grâce aux monastères qui en ont recueilli l’héritage, lui permettant ainsi, à cette civilisation, de renaître ultérieurement de ses cendres et de connaître une nouvelle vie. Il n’est pas sûr qu’un tel miracle se répète une deuxième fois. Aujourd’hui déjà, on le sait, la transmission de l’héritage civilisationnel européen a de la peine à se faire. Tout est même mis en œuvre pour qu’elle ne se fasse pas. C’est ce qu’on appelle le wokisme. Le wokisme est une singularité contemporaine. La transmission continue à se faire en certaines enclaves ou poches de résistance ; beaucoup plus, d’ailleurs, aux Etats-Unis qu’en Europe. Mais à la marge, et, en Europe tout au moins, sous l’œil suspicieux des autorités. On imagine mal par ailleurs les nouveaux envahisseurs prendre le relais. L’immense amour qu’ils portent à la civilisation européenne ne saute pas particulièrement aux yeux. Si la civilisation européenne doit survivre aux bouleversements actuels, elle le devra peut-être à des acteurs extérieurs : Chine, Japon, sans doute aussi la Russie, mais la Russie n’est pas extérieure à l’Europe. Elle reste là-bas très admirée.

AKS : Le Conseil fédéral propose de soumettre à un référendum facultatif un nouveau paquet d’accords Suisse-UE ; la teneur de ces accords reste pour l’essentiel inconnue du public. Pensez-vous que la Suisse a le choix de ne pas s’amarrer à l’Union Européenne ?
EW : Elle n’a le choix de rien du tout, et ne l’a d’ailleurs jamais eu. De facto la Suisse fait aujourd’hui partie de l’UE, tout comme, de facto encore, elle fait partie de l’OTAN. En ce qui concerne l’OTAN, le point de rupture a sans doute été l’adhésion de la Suisse au Partenariat pour la Paix (PPP) de l’OTAN à la fin des années 1990, soit bien avant l’actuelle guerre en Ukraine. On fait semblant aujourd’hui de se demander si la Suisse ne devrait pas se rapprocher de l’OTAN pour faire face à la «menace russe». En réalité cette question a été tranchée depuis longtemps. De quelle manière, c’est très bien expliqué dans le livre de Judith Barben intitulé Les Spin Doctors du palais fédéral (Xenia, 2010), livre ayant pour sous-titre : «Comment la manipulation et la propagande compromettent la démocratie directe». Le sous-titre dit tout. Sauf, me semble-t-il, qu’on est aujourd’hui passé à autre chose. Quand les autorités demandent aux gens de voter à l’aveuglette sur des textes dont elles-mêmes ne connaissent pas la teneur, parce qu’elle est modulable dans le temps, elles ne sont pas dans la propagande ou la manipulation. La manipulation et la propagande relèvent du mensonge. Or, en l’espèce, les autorités ne mentent pas. Elles disent la vérité. Le message est transparent : «Votez comme bon vous semble, de toutes les manières cela n’a aucune importance. C’est nous, en réalité d’autres au-dessus de nous, qui décidons». C’est complètement vrai comme affirmation. Plusieurs décisions populaires prises à la suite de référendums ou d’initiatives constitutionnelles n’ont en effet jamais été appliquées. L’exemple souvent cité est celui de l’initiative populaire sur l’immigration de masse en 2014, mais ce n’est pas le seul. Adossées, comme elles le sont, à l’OTAN et à l’UE, les autorités se sentent aujourd’hui assez fortes pour ne plus avoir à mentir. Dans le cas présent, elles sont même dans la provocation. Toutes choses égales d’ailleurs, on pense à l’expérience de Milgram qui teste la capacité d’obéissance des gens : jusqu’où sont-ils prêts à obéir à des ordres absurdes ou criminels ? En fait, il n’y a pas de limites. Seule une toute petite minorité désobéit aux ordres.

AKS : En 2021, l’identité numérique a été refusé par référendum, notamment parce que les données personnelles auraient été gérées par le secteur privé ; ces jours-ci, un nouveau référendum a été lancé contre une e-ID bis gérée par le secteur public. Les nouvelles technologies sont à la fois source de danger et d’opportunités : quatrième révolution, intelligence artificielle, monnaie numérique ; autant de nouvelles réalités dominées par les GAFAM. N’y-a-t-il pas un danger à ce qu’une technocratie allogène remplace l’administration publique ?
EW : Rien ne distingue plus à notre époque le public du privé, encore moins l’intérieur de l’extérieur. C’est une conséquence, entre autres, de la numérisation. Concrètement, les services spéciaux interceptent aujourd’hui l’intégralité de nos communications aussi bien cryptées que non cryptées. Et donc tout le monde, aujourd’hui, est fiché et tracé. On a de bonnes raisons de penser que c’est le cas aussi en Suisse. On connaît même l’endroit où de telles données sont stockées. Il y a deux ans, des journalistes indépendants avaient sorti une enquête sur le sujet : vite étouffée, comme il se doit. Notons au passage que les services spéciaux suisses travaillent la main dans la main avec les Américains. En 2001 déjà, un spécialiste avait qualifié la Suisse de «partenaire minoritaire» de la NSA. On peut en inférer que tout ce que savent les Suisses finit entre les mains des Américains. La vraie question n’est donc pas celle de l’identité numérique, mais bien de l’Etat total dans ses liens avec le tout-numérique. Il y a, paraît-il, des gens qui n’ont ni téléphone, ni Internet. C’est le cauchemar des autorités. —

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Newsletter N° 259 – 28 mai 2025 | Source : Perspective catholique

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