Alexandra Klucznik-Schaller – Ce 12 septembre, Antony Blinken se trouvait en Pologne lorsque Poutine déclara que les attaques par missiles de longue portée seraient un casus belli mettant face à face l’OTAN et la Russie. Dès le lendemain, Donald Tusk dit s’être entretenu avec le secrétaire d’État américain, et minimisa la menace : « je ne prendrai pas au sérieux les déclarations du président Poutine (…), les Russes subissent des difficultés sur le front. (…). Si la Russie reçoit des missiles de l’Iran, il est dans notre intérêt que l’Ukraine soit bien armée (…). Il convient de se préparer à ce que l’Ouest intensifie son aide à l’Ukraine. » (1)
Si l’Ukraine est exsangue, certains craignent que la guerre ne continue par l’entremise des Polonais, mais il y un mais, et ce mais s’illustre à Domostawa.
Située dans les Basses Carpates, petite localité de 570 habitants, Domostawa a vu affluer le 14 juillet 2024, des Polonais venus du monde entier. Il y avait là toutes les générations, toutes les classes sociales, et tout ce que la Pologne connaît comme forces d’opposition politiques et associatives. Ces personnalités, et tout un chacun, venaient inaugurer un monument aux morts.
Le Père Antoni Moskal célébra la messe : « Ici bat le cœur de la Pologne (…). Combien êtes-vous ici ? Vingt mille, quinze mille ? Je ne sais pas, mais vous êtes très nombreux et chacun ira dans la paix du Christ dire la vérité, car ils essayent d’écrire une autre histoire ! (…) Quelle autre nation a dans son étendard « pour notre liberté et la vôtre ». On ne laissera pas tomber dans l’oubli. Les morts doivent être enterrés dignement. (2)»

Faits notables
Certains faits notables doivent d’emblée être soulignés.
Pas un représentant du gouvernement n’a fait le déplacement et pas un journaliste travaillant pour un média public n’a relayé l’information, l’évènement n’existait pas dans la sphère officielle. Les participants s’étaient donnés rendez-vous au moyen de réseaux de communication parallèles.
Coulé en bronze, le monument inauguré mesure 14 mètres de haut et pèse 14 tonnes. Financé entièrement par des dons privés, il doit sa réalisation à la diaspora polonaise présente aux États-Unis. Le monument est le fait d’un sculpteur de légende Andrzej Pytinski (1947-2020), auteur de témoignages mémoriels politisés : les Partisans (Boston), mémorial de Katyn (Jersey City), Patriote (Stalowa Wola), les Soldats maudits (Jaslo), etc…
En Pologne, le comité réuni pour aider à la réalisation du monument eut beaucoup de difficultés à trouver une ville qui accepte d’accueillir le monument jugé trop drastique, trop expressif, trop controversé… Et il aura fallu aux organisateurs près de sept années de recherches pour trouver Domostawa, un petit village perdu au milieu de nulle part, qui accepte, courageusement, de prendre part à l’histoire.

Le monument aux morts
Le monument commémore les massacres de la Volhynie (3) qui ont eu lieu entre 1939 et 1947. Il se compose de trois éléments : un aigle avec une couronne découpée par une Croix au milieu de laquelle figure un enfant empalé sur un tryzub ukrainien ; sur les ailes déployées sont gravées les noms de villes et villages où les nationalistes ukrainiens de OUN-UPA4 assassinèrent les civils ; au pied de l’aigle se tient une famille entourée de flammes. Les historiens considèrent que le point culminant du génocide eut lieu le « dimanche sanglant » du 11 juillet 1943. Le nombre exact de victimes reste controversé, Leonid Kravtchouk (1934-2022), premier président de l’Ukraine, signalait 500’000 Polonais tués, d’autres évoquent 100’000 morts, et à ce nombre il faut ajouter les assassinats de nombreux Arméniens, Juifs, Russes, et autres qui vivaient sur ce territoire multiculturel.

L’Ukraine, les Polonais, et la politique mémorielle
La question des massacres de la Volhynie est essentielle pour de nombreux Polonais, car il faut se souvenir que la deuxième guerre mondiale a repoussé les frontières polonaises de l’Est à l’Ouest ; on parle d’environ 180000 km2 perdus et près de 2 millions de déplacés. Aujourd’hui, selon une étude réalisée par le Centre d’études de l’opinion publique en 20125, un Polonais sur sept, déclare descendre en ligne directe de Polonais venus de l’Est (« Kresy »), avec de grandes disparités entre les régions ; la plupart des déplacés ayant été installés dans les territoires pris aux Allemands ; ainsi, en Basse-Silésie, 47% de la population se prévaut d’un ascendant né en actuelle Ukraine ou Biélorussie.
Les chiffres sont donc controversés, les exhumations restent interdites, et les crimes sont sujets à interprétation : pour les officiels Ukrainiens il s’agissait d’une guerre civile ; pour les Polonais il s’agit d’un génocide ethnique avec tortures de femmes et enfants. Et nous avons une tierce partie : les autorités polonaises qui tergiversent et cherchent à ménager la chèvre et le chou en ayant exactement les mêmes réflexes minorants qu’avaient les autorités communistes. Mais le clou de ce spectacle tragi-comique est ailleurs : à l’époque communiste les massacres de la Volhynie étaient tus au nom de l’amitié entre prolétaires ; aujourd’hui les massacres de la Volhynie sont tus au nom de l’amitié avec un régime qui s’est choisi pour héros ceux-là mêmes qui ont théorisé et organisé les massacres de la Volhynie : Dmytro Dontsov (1883-1973), Roman Szuchewych (1907-1950), Stepan Bandera (1909-1959) …
On voit donc que le schisme entre les autorités du pays et la société civile n’est pas près de se combler. Le monument aux morts gêne les autorités et les forces d’opposition se mobilisent contre un révisionnisme qui ferait des Polonais les « serviteurs de l’Ukraine » comme l’a si bien formulé le porte-parole du ministère des affaires étrangères Lukasz Jasina. Le sujet est fleuve et n’est pas près de se tarir. Mais s’il est vrai, comme l’a laissé entendre le Père Moskal, qu’en Pologne, ce sont les Polonais qui font la nation, l’Etat ne réussira pas à envoyer les Polonais se battre en Ukraine et Domostawa sera en quelque sorte l’illustration de l’importance de la transmission intergénérationnelle pour suppléer toute communication médiatique et autoritarisme institutionnel. —

___________________________________________________________________________________
Newsletter N° 238 – 30 septembre 2024 | Source : Perspective catholique