Le Christ-Roi : histoire, doctrine et liturgie (2) : La doctrine du Christ-Roi

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Quentin Jacques – Durant la deuxième conférence, M. l’abbé de Maillard a rappelé que la doctrine sociale de l’Église est destinée à guider la conduite de la personne. Elle repose sur les commandements de Dieu et la morale, et elle tire son origine de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII, rédigée en 1891. Cette encyclique, rédigée face à la montée de la question sociale, condamne la pauvreté pesant sur la majeure partie de la classe ouvrière ainsi que les mouvements politiques d’inspiration socialiste et marxiste. Elle dénonce également les excès du capitalisme et encourage le syndicalisme chrétien et le catholicisme social. Cependant, pour comprendre l’arrière-plan doctrinal dans lequel s’inscrit Rerum novarum, il faut rappeler une distinction plus ancienne qui éclaire depuis des siècles la manière dont l’Église comprend les rapports entre le spirituel et le temporel.

Traditionnellement l’Église a toujours enseigné la «doctrine des deux glaives» [1], une thèse qui constitue une transcription de la distinction entre deux pouvoirs opposant l’auctoritas du pape (l’autorité sacrée) et la potestas du prince (le pouvoir séculier). Aussi, selon cette théorie, le pouvoir spirituel possède un ascendant moral et politique sur le pouvoir temporel exercé par le prince en vertu duquel celui-ci préside aux destinées des hommes dans le respect strict des préceptes religieux. Cette conception implique la délégation du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, afin d’assurer la prééminence et la protection de l’Église, tout en tempérant le pouvoir royal. Il convient d’abord de reconnaître que l’Église a l’autorité pour parler de morale et pour se prononcer sur les implications éthiques des affaires séculières. Toutefois, une nuance essentielle doit être apportée : l’Église ne doit pas exercer le contrôle total du pouvoir temporel, car ce dernier répond à des missions spécifiques que l’Église n’est pas censée assumer. Confondre les deux pouvoirs conduirait à une mauvaise gestion des affaires terrestres et à un affaiblissement de la mission spirituelle. La doctrine ne vise pas à donner à l’Église un pouvoir totalitaire, mais à définir une hiérarchie symbolique où le spirituel détient une primauté morale tandis que le temporel reste compétent dans son ordre. Ainsi, l’Église peut rappeler les souverains à l’ordre moral, mais sans gouverner à leur place, pour éviter une ingérence dans un domaine qui n’est pas le sien par nature. L’Église peut donc dire : «ceci est moralement juste ou injuste», mais pas : «je gouverne le royaume». Pour appliquer la doctrine des deux glaives, il est primordial de conserver une distinction claire entre les pouvoirs de l’Église et de l’État. Cette distinction assure une véritable harmonie, analogue à celle de l’âme et du corps, où le spirituel éclaire et oriente moralement, tandis que le temporel administre les affaires terrestres.

Or c’est précisément dans le cadre de cette harmonie entre les deux ordres qu’apparut au XIXᵉ siècle le catholicisme social, un mouvement nouveau destiné à apporter une réponse chrétienne aux bouleversements nés de l’industrialisation, notamment la question ouvrière et le salariat. Ce mouvement a donné naissance à de nombreuses œuvres et associations, notamment des syndicats ouvriers, des structures de santé portées par des infirmières et des initiatives en faveur des familles comme les colonies de vacances. Un personnage important de ce mouvement fut le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemon, un économiste et homme politique français issu de la noblesse catholique en Provence. En effet, il fut l’un des premiers à condamner l’exploitation manufacturière due aux conceptions erronées des libéraux sur le travail humain. Villeneuve-Bargemon défend une conception humaniste et chrétienne qui pose des jalons pour une « théologie du travail humain ». Le travail est créateur de richesses. Le travail, avec ses multiples professions, entre dans le plan de Dieu. Il écrit :
«Le travail inhérent à la nature de l’homme, isolé ou social, avait acquis, depuis le christianisme, une puissance morale réelle. Devenu un lien de charité entre riches et pauvres, il s’élevait naturellement au rang des vertus quoiqu’il servit toujours d’expiation à la faute originelle. […] Uni à la charité, il contribue à améliorer chaque jour la situation du corps et de l’âme. Il produit l’aisance et la richesse, il développe l’intelligence au profit de tous les hommes.» [2]

Or, ce travail de l’ouvrier, cette activité humaine essentielle, ne reçoit dans le libéralisme intégral, ni la dignité qu’il mérite, ni sa juste rétribution. Dès 1840, Villeneuve-Bargemon propose une doctrine sociale complète à travers son ouvrage Économie politique chrétienne pour répondre à la misère ouvrière. Selon lui, la réponse au paupérisme doit passer par des œuvres de charité structurée, la solidarité locale, et l’implication des paroisses dans l’assistance aux familles ouvrières. Il propose également un encadrement moral de l’économie, une limitation des excès de la concurrence, et une responsabilité sociale des employeurs. Il esquisse ainsi un « corporatisme chrétien », fondé sur la coopération entre maîtres et ouvriers, pour pacifier les rapports sociaux dans une vision organique et hiérarchique de la société. Il se sépare nettement en cela des socialistes, qu’il critique par ailleurs.

Dans la continuité du mouvement social initié par Léon XIII, le pape Pie XI publie en 1931 l’encyclique Quadragesimo anno, dont le titre signifie en latin «dans la quarantième année», en référence à la publication de Rerum Novarum. Pie XI recommande de former des auxiliaires de l’Église, prêtres et laïcs capables d’intervenir activement au sein des paroisses pour l’éducation morale et sociale des fidèles. Il souligne plusieurs formes d’action prioritaires : diffuser des publications catholiques dans les cercles professionnels, former des cercles d’études, militer et recruter, et surtout, passer à l’action. On peut citer en exemple le travail de l’Action catholique en Italie, un mouvement laïc organisé à partir de la fin du XIXᵉ siècle et fortement encouragé par Rerum Novarum, puis renforcé plus tard par Quadragesimo anno. Ce mouvement s’inscrit directement dans ces orientations : promouvoir l’engagement social des laïcs selon les principes catholiques, créer des syndicats et des associations de jeunesse, et encourager les œuvres éducatives chrétiennes.
Ainsi se déploie, depuis les distinctions fondamentales entre le spirituel et le temporel jusqu’aux grandes encycliques sociales du XIXᵉ et du XXᵉ siècle, une vision organique de la société chrétienne où chaque ordre trouve sa juste place sous la lumière de l’Évangile. En rappelant la dignité du travail, la nécessité de la justice sociale, la prééminence de la morale sur les forces économiques et l’obligation pour les autorités temporelles de se conformer à l’ordre naturel voulu par Dieu, l’Église ne vise pas à exercer une domination politique, mais à éclairer les sociétés afin qu’elles s’orientent vers leur fin véritable.

Or cette orientation n’a de sens que rapportée à son principe ultime : la souveraineté du Christ sur les hommes et sur les nations. Le catholicisme social, loin d’être un simple programme d’action charitable ou économique, trouve ainsi son fondement dans la doctrine du Christ-Roi, qui affirme que le Seigneur règne non seulement sur les âmes, mais aussi sur les sociétés, les institutions et les structures temporelles. Les successeurs de Pierre, de Léon XIII à Pie XI, n’ont cessé de rappeler que toute organisation sociale authentiquement juste doit reconnaître, même implicitement, l’autorité du Christ, source de toute loi morale et de toute paix véritable.

Bibliographie :
[1] Abbé Thierry Le Grand, Le Christ-Roi et la doctrine des deux glaives, La Porte Latine, 2015.
[2] Germain Sicard, Mélanges Germain Sicard, Villeneuve-Bargemon promoteur du Catholicisme social (1784-1850), Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2000, pp. 597-615.

Pour écouter la conférence (fichier audio) : cliquez ici !

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