Jean-Pierre Saw – Ce titre intrigant introduit le dernier ouvrage de Paul Widmer1, ancien ambassadeur suisse et auteur de nombreux écrits sur la diplomatie et son histoire. Cependant, le titre allemand rend mieux justice à l’essence du texte: « Die Schweiz ist anders – oder sie ist keine Schweiz mehr ». En français, il peut être reformulé ainsi : « La Suisse vit de ses spécificités – sans elles, elle n’existe plus ».
Si, pour une fois, l’auteur a fait traduire son livre, ce n’est pas uniquement en raison de son succès outre-Sarine, mais surtout parce qu’il estime que le temps presse. À force de s’aligner sur l’Union européenne (UE) et l’OTAN, la Suisse risque d’y perdre son âme. Concrètement, la reprise d’un droit étranger appliqué par un tribunal extérieur ébranle la démocratie directe, puisque le souverain ne pourrait plus librement s’opposer à des changements futurs. Et ce n’est là qu’un exemple.
Pour Widmer, l’identité suisse repose sur quatre piliers : la démocratie directe, le fédéralisme, la neutralité armée permanente – un clin d’œil à l’initiative sur laquelle nous aurons à nous prononcer – et le multilinguisme. Ces principes garantissent que le peuple ait le dernier mot, que les décisions soient prises au niveau local, que le gouvernement n’entraîne pas le pays dans des aventures périlleuses, et que l’équilibre entre les minorités historiques soit respecté.
Loin de se cantonner à des concepts abstraits, le diplomate plonge dans l’histoire pour éclairer la complexité originelle de son pays. Rien que par ses différentes appellations, notre pays intrigue : Suisse ? Confédération helvétique ? Helvétie ? Switzer-land ? Pourquoi parle-t-on de Banque nationale d’un côté et de Conseil fédéral de l’autre ? Ces spécificités trouvent leurs racines dans l’histoire.
Widmer raconte : « Ce qui s’est passé autour de 1300 dans la Suisse primitive est surprenant. Partout en Europe, les seigneurs étendaient leurs domaines territoriaux et créaient des États dynastiques verticaux. Pour la Suisse primitive, c’est l’inverse qui s’est produit. Des paysans se sont associés pour défendre leurs libertés. Or il ne s’agissait pas de libertés individuelles, mais de privilèges collectifs, obtenus par des communautés. Ces paysans exigeaient pour ce faire le droit de résistance, par la violence si nécessaire. (…) Ils voulaient être soumis à leurs propres lois. »
D’une alliance entre Confédérés est née cette Confédération, qui se transformera en une fédération de cantons. « C’est précisément la faiblesse de la structuration de son État qui fait la force de la Suisse en tant que nation. Ce rapport insolite entre État et nation constitue le paradoxe helvétique : l’un diminue, lorsque l’autre augmente. » Et d’ajouter : « On ressent souvent l’État comme un mal : un mal nécessaire, mais un mal », même si, de plus en plus, « c’est désormais l’administration qui impose ».
Derrière la formation de la Suisse, se cache une certaine vision anthropologique : celle d’un être humain responsable, formant une communauté déployant un certain mode de vie. Notre pays pourrait, s’il le souhaitait, modestement servir de modèle non seulement à ceux qui, même confusément, aspirent à la liberté, mais également pour une réforme de l’Union européenne ou pour restaurer la paix dans les régions qui aspirent à plus d’autonomie. Paul Widmer idéalise-t-il la Suisse ? On pourrait répondre que ce sont parfois des projections qui influencent l’Histoire, et que, pour une fois, la Suisse ne fait pas exception. —


Paul Widmer, L’identité suisse au défi, éditions des Syrtes, 2024.

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Newsletter N° 248 – 22 janvier 2025 | Source : Perspective catholique