Paul-Alexandre Horta – Troisième cité du royaume de France avec près de 100’000 habitants, Marseille, ville portuaire au rayonnement international, est menacée par la peste depuis plus d’un siècle. Très tôt, des mesures sanitaires sont mises en place : bureau de santé, patente de santé obligatoire délivrée par le dernier port mouillé, zone de quarantaine sur l’île de Jarre proche de Marseille pour les suspicions de peste, zone de quarantaine attenante au port, le Lazaret, pour les cas réputés exempts de peste.
Les démarches sanitaires pour les déchargements au port de Marseille sont strictes : le capitaine d’un vaisseau ancre son navire à l’île de Pomègues proche de Marseille. Il se rend en barque présenter sa patente au bureau de santé qui décide du type de quarantaine à appliquer aux personnes et aux marchandises.
Le 25 mai 1720, le voilier trois-mâts Grand-Saint-Antoine arrive au port de Marseille chargé d’une cargaison précieuse d’étoffes de soie et de balles de coton en provenance de la Syrie où sévit la peste. Le navire est autorisé à décharger passagers et marchandises après avoir produit une patente sanitaire ambiguë, autrement dit sujette à interprétation. Cette fâcheuse décision fait entrer la peste dans Marseille et décime près de la moitié de sa population.
Quels faits relevés par les historiens expliquent les raisons de ce désastre ?
La cargaison est la propriété du capitaine du Grand-Saint-Antoine et de plusieurs notables négociants de Marseille dont le Premier échevins (le maire de la ville) qui jouit d’une grande autorité. La vente, prévue à la foire de Beaucaire, peut rapporter 300’000 livres, soit l’équivalent de 10 millions de francs suisses actuels. Or, si le bureau de santé décidait de mettre navire, passagers et cargaison en quarantaine sur l’austère île de Jarre, les marchandises seraient endommagées par les intempéries et ne pourraient plus arriver à temps pour la foire.
Après avoir vogué depuis le Levant (Liban et Syrie actuels), le Grand-Saint-Antoine fait escale sans raison apparente dans une rade à proximité de Marseille, proche de Toulon, puis fait demi-tour pour rallier le port de Livourne en Toscane. Malgré la provenance du navire, le décès de cinq passagers à l’arrivée à Livourne, puis de trois supplémentaires durant l’escale, les autorités sanitaires délivrent une patente ambiguë.
A Marseille, les intendants du bureau de santé, anciens négociants nommés par les échevins (les conseillers municipaux de l’époque) autorisent le déchargement du navire au Lazaret, c’est-à-dire sur le continent. Pourtant, ils ne peuvent ignorer les faits : les décès annoncés par le capitaine et les foyers de peste notoires de la région d’où provient le navire. Le registre du bureau de santé est ainsi falsifié pour justifier l’autorisation.
Après quelques jours, plusieurs manutentionnaires du Lazaret meurent. Les autorités tardent à prendre les mesures sanitaires nécessaires malgré les alertes du médecin du Lazaret. Négligence regrettable, car entre-temps une contrebande clandestine d’étoffes contaminées propage l’épidémie dans les quartiers pauvres de la ville.
Les causes de ce désastre sont à chercher principalement dans la cupidité des propriétaires de la cargaison du Grand-Saint-Antoine et la pauvreté des contrebandiers. Mais aussi dans la corruption d’agents publics : les échevins, les intendants, voire les autorités sanitaires du port de Livourne. En outre, Les liens d’intérêts entre protagonistes influents et exécuteurs clefs ont facilité l’état de corruption du bureau de santé qui aurait dû agir comme un organe indépendant.
Bien que cette tragédie ait démontré avec éclat ce qui peut naître des pires défauts de la nature humaine, elle a aussi révélé des hommes héroïques qui soulagèrent la misère des pestiférés et continrent l’épidémie du mieux qu’ils purent :
- les échevins menés par le Premier échevin se dépensant sans compter et faisant preuve d’un grand courage;
- le chevalier Roze à la Tourette se portant au secours de la ville avec héroïsme sans jamais être à court de solutions face aux difficultés qui s’amoncelèrent;
- le représentant du Roi sachant prendre les décisions pertinentes de confinement de la Provence tout en veillant à préserver le tissu économique de la région;
- enfin, le dévoué évêque de Marseille, Monseigneur Henri François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, distribuant les derniers sacrements aux agonisants pendant toute la durée de l’épidémie, alors que les protestants s’étaient enfermés dans leurs murs et leurs temples, abandonnant la population à son sort.
En forme de témoignage, voici la citation d’Alexandre de La Cerda[1] du tableau de Monsiau qui représenta Mgr de Belsunce « en habit sacerdotal, coiffé de sa mitre, tenant de la main gauche un ciboire et donnant la communion aux pestiférés. On y voit l’évêque se pencher sur une mère agonisante dont l’enfant nu a déjà succombé à la maladie. Le chemin que l’homme d’Église a emprunté afin d’arriver jusqu’aux moribonds est jonché de cadavres, mais ce spectacle macabre ne l’a pas arrêté dans l’exercice de son ministère et n’a pas entamé sa détermination : il est à sa place au milieu du troupeau de ses fidèles en souffrance, leur donne les derniers sacrements et ne craint pas la mort pourtant omniprésente autour de lui.
Des capucins et des jésuites, portant crosse, aiguière, torches et croix, presque aussi nombreux que les pestiférés, se dévouent au chevet des malades, prêts à sacrifier leur vie. Un moine pointe du doigt les cieux, indiquant ainsi aux mourants leur dernière demeure. Sur le visage, dans l’attitude et dans les yeux des mourants se lisent l’affolement, la détresse et l’inquiétude qu’une lumière contrastée et un dégradé de couleurs accentuent et dramatisent. L’œuvre oppose ainsi le drame et la tragédie au courage et au dévouement ». L’histoire indique encore que Mgr de Belsunce organisa des processions et consacra la ville au Sacré-Cœur pendant une messe célébrée le 1er novembre 1720 sur le cours qui porte désormais son nom à Marseille où il multiplia les gestes spectaculaires en exorcisant le fléau du haut du clocher des Accoules ; ce fait est rapporté ainsi par Chateaubriand dans ses « Mémoires d’outre-tombe » : « Quand la contagion commença de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l’église des Accoules : monté sur une esplanade d’où l’on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ? »
Mgr de Belsunce fit promettre aux échevins de renouveler chaque année cette messe de bénédiction afin que plus jamais la colère de Dieu ne se déchaîne sur la ville. Elle se célèbre aujourd’hui encore. Depuis lors, Marseille n’a plus connu la peste.
A 300 ans d’écart, pouvons-nous tirer certains parallèles avec la gestion de crise sanitaire du coronavirus ? Par exemple, sous les angles de la probité des dirigeants et agents publics, de la corruption du monde pharmaceutique et scientifique, des décisions politiques faisant fi des conséquences économiques.
Que dire enfin du manque de spiritualité et d’héroïsme dans nos vies et nos actions, du silence assourdissant de la hiérarchie catholique face au maintien de la fermeture des églises et à l’impossibilité donc de recevoir les sacrements indispensables au salut de l’âme.
[1] Lauréat de l’Académie Française
Lettre d’information N° 16 – 18 mai 2020 | Source : Perspective catholique