Christian Bless – Henri Pourrat et Charles-Ferdinand Ramuz ont vécu la même époque. Le premier naissant à Ambert le 7 mai 1887 est décédé le 16 juillet 1959 dans la même ville où il repose. L’écrivain vaudois, né à Lausanne le 24 septembre 1878, a quitté ce monde le 23 mai 1947, il est enseveli au cimetière de Pully, à deux pas de Jean Anouilh. Ils naissent au moment où, selon Charles Péguy, l’Ancien Régime achève de mourir. Leurs œuvres respectives témoignent d’un monde qui disparaît. Ils partagent ce sentiment tragique qui explique sans doute une amitié dont témoignent, entre autres, une correspondance suivie et un livre qui raconte leur rencontre en Auvergne.

Dans les pages qu’il consacre à Lausanne, dans Europe et paradis, décrivant Une ville à la campagne, l’ami de Ramuz nous confie une réflexion qui illustre bien sa pensée et dit l’unité d’un monde disparu voici peu : « En tout l’Occident existait une civilisation paysanne, beaucoup plus une qu’on ne le pense. Une, de contes, et de proverbes, de rites et de coutumes, d’esprits et de sentiments. Et la Bohème, la Pologne, la Roumanie, la Russie entraient dans cette unité-là. Qui la refera ? »

Trois hommes dans une Talbot raconte la visite de Ramuz et Henry Bischoff au poète d’Ambert et la plume de Paul Budry décrit de manière plaisante milles aventures cocasses de ces journées passées à découvrir l’Auvergne. « La Dore aux pieds, la pluie aux yeux, on nage entre deux eaux dans la nuit à la quête d’Ambert, d’Henri Pourrat et de la Tête d’Or. » Dès le lendemain : « Non, nous n’irons pas aux Jardins sauvages, puisqu’on se met à table. Alors Pourrat nous lâche tout, tandis que, face à face, la tête de Ramuz s’encadrant dans le pétunia géant d’un pavillon de gramophone, nous arrosons cette omelette forézienne d’un vin rose astringent qui chatouille aux gencives … ». Henry Bischoff illustrera d’ailleurs certaines pages du poète auvergnat de même qu’un autre peintre suisse, le neuchâtelois Edouard Elzingre, enrichira Ceux d’Auvergne.

En fait, nous dit Stéphane Rochette, au moment de ce voyage en Auvergne, Ramuz « ne connaît pas encore cet écrivain, auteur notamment de Gaspar des montagnes. Il est cependant en correspondance avec lui depuis un an et demi, période où un article élogieux consacré à Passage du poète, parut dans le Journal littéraire du 25 octobre 1924. Ramuz avait trouvé dans cette analyse une certaine compréhension de ce qui l’incite à écrire. Il avait senti des résonnances – mais aussi des nuances – entre la recherche de l’auteur français et sa propre quête. »

Les deux écrivains ont forgé une langue immédiatement reconnaissable avec ce souci du mot qui saisit et exprime le réel au plus près, qui dit l’être des choses et le fait voir. Au moment où celle-ci et sa civilisation amorçaient un déclin irréversible, ils ont parlé de la paysannerie avec une compréhension intime de ses grandes mœurs, sans romantisme, en montrant les grandeurs, les bassesses et toute l’âpreté de cette condition fondatrice des civilisations.

A Gérard Prieur de qui j’ai reçu Henri Pourrat et tant d’autres.

Dès le premier numéro de la revue Itinéraires, en mars 1956, Jean Madiran accueillera la plume du grand auvergnat qui lui confiera des textes, principalement des contes, jusqu’en 1958, peu avant son décès. Evoquant le souvenir de l’auteur de l’immense Trésor des contes, Jean Madiran rappelait d’ailleurs qu’à la fondation de la revue, Henri Pourrat fut « l’un des quatre du premier cercle (avec Henri Charlier, Marcel Clément et Louis Salleron » à lui promettre une collaboration régulière et de souligner : « La revue Itinéraires fut le dernier engagement d’Henri Pourrat. »

Durant la guerre, dans les années quarante, Henri Charlier a séjourné en Auvergne où il a réalisé une partie de son oeuvre, notamment des aquarelles d’arbres dont Pourrat évoquera le souvenir dans Le secret des compagnons qui garde la trace d’entretiens avec l’artiste et, dans Le Chef français, il fera allusion à la rencontre du sculpteur du Mesnil-Saint-Loup avec le Maréchal PétainHenri Charlier illustrera également Sous le pommier, recueil de méditations sur la condition de l’homme. L’écrivain d’Ambert appartient donc pleinement à la famille des écrivains « contre-révolutionnaires » auxquels Jean Madiran rendait régulièrement hommage et il compte parmi les plus profonds par ses méditations empreintes d’un immense respect des réalités de la nature et d’un christianisme profondément incarné dont on retrouvera la trace dans l’irremplaçable Bienheureuse Passion qui dit le sacrifice rédempteur du Christ comme peut-être aucun écrivain ecclésiastique ne l’a fait avant lui ni depuis.

Henri Pourrat est un auteur majeur méconnu. Grand poète de l’être, de l’amitié et de la lumière qui nous a été donné au seuil de l’effondrement de la pensée et de la disparition des grandes mœurs, soubassement et substance de toute société civilisée. Il appartient à la famille des écrivains tels Charles-Ferdinand Ramuz, Charles Péguy, Henri et André Charlier, Gustave Thibon, Marcel de Corte, Jean Madiran, Dom Gérard qui, au moment où la modernité prétend imposer sa déconstruction nihiliste, contemplent et affirment la Primauté de la contemplation et le Retour au réel face aux fumées subjectivistes qui mettent l’Intelligence en péril de mort. Peut-être, est-il le plus « contre-révolutionnaire » de tous dans sa démarche contemplative qui le porte au cœur du réel et de la sève qui l’informe et l’élève. Henri Pourrat n’est l’homme d’aucun parti, sa démarche le porte au cœur de l’être, là où la vie sourd en un renouveau permanent et mystérieux, malgré la folie des hommes. Son œuvre baigne dans la lumière de l’espérance.

L’Auvergnat n’est pas un auteur régionaliste qui a simplement recueilli des contes charmants. Sous une forme originale et dans une langue qu’il a forgée, mot à mot, en contemplant le réel et, au-delà, la vie qui l’anime. L’auteur de Gaspard des Montagnes a laissé un témoignage d’une puissance unique de ce qu’a été un monde, celui de L’homme à la bêche, au moment où celui-ci commençait de se défaire. Son œuvre est profondément catholique, d’un catholicisme qui s’harmonise intimement avec la nature profonde du créé pour le soulever et l’élever vers la lumière et l’amitié des choses et des hommes.

Contre l’éclatement individualiste et nihiliste de la modernité, l’œuvre de Pourrat propose un retour au réel naturel et surnaturel, sans la moindre trace d’idéologie. « Les foules urbaines qui ne touchent plus terre ne sont pas plus le peuple qu’un tas de fagots n’est un arbre. (…) C’est vrai que le tas de fagots n’est pas un arbre. Au contact des choses vertes, cependant, comment laisser toute espérance ? Ces branches de fagots, ce sont des hommes, et prêts à repartir, à reverdir, si seulement on peut faire circuler en eux la force d’une sève ».

Il faut s’enfoncer profondément dans l’œuvre d’Henri Pourrat, elle recèle les secrets des renouveaux spirituels et temporels possibles.

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Newsletter N° 187 – 9 février 2024 | Source : Perspective catholique