Christian Bless – Le Liban est donc ce petit pays montagneux, à la fois très ancienne nation et jeune république, pris en étau par une géopolitique tumultueuse tributaire, depuis treize siècles, de l’islam, de son esprit de conquête et de soumission et de ses divisions. Ancienne nation dont le nom est enraciné dans la Bible depuis des millénaires. Jeune pays si l’on compare la date de sa fondation avec celle de notre Confédération. Que nous dit le Liban de nous-même et de notre avenir ?

Le Liban moderne naît avec la déclaration du général Gouraud proclamant Le Grand Liban, le 1er septembre 1920. Contre l’avis d’une vaste portion des élites gouvernée par le Mandat donné à la France par la jeune Société des Nations, la France détache cette portion de l’ancienne province syrienne, au détriment d’une Grande Syrie défendue notamment par les élites sunnites et des intellectuels chrétiens tel Antoun Saadé fondateur du PSNS (Parti Social National Syrien) qui luttent pour bâtir un État arabe et laïc. Comme nous le rappelle Régina Sneifer dans un livre passionnant consacré à Antoun et Juliette Saadé (Une femme dans la tourmente de la Grande Syrie – Riveneuve, 2022), leur famille, à l’instar de nombreuses personnalités, « se considère syro-libanaise. Elle ne comprend pas cette distinction faite entre identité syrienne et identité libanaise imposée par le mandat français. » Les éléments des drames à venir sont en place.

François Costantini (Le Liban, Histoire et destin d’une exception – Perspectives libres) écrit : « Pour la première fois, un pays du Proche-Orient va connaître un cadre constitutionnel digne de ce nom, c’est-à-dire consacrant, dans la loi suprême, les libertés fondamentales, elles-mêmes rendues possibles par la souveraineté nationale, fondée sur le consensus intercommunautaire. » La première Constitution sera adoptée le 23 mai 1926, l’indépendance, et ce qui sera nommé le Pacte National, en 1943. Pour Costantini, « le Liban souverain se révélera, en fait, n’être qu’un compromis ambigu. » Le Pacte National qui va régir la vie politique du Liban des décennies durant est un accord non écrit prévoyant que la Présidence de la République serait assumée par un Maronite, que le Premier ministre serait Sunnite, le Président de la Chambre chiite et le chef de l’armée Maronite. Cet accord reflétait les équilibres démographiques d’alors.

En 1936, Pierre Gemayel, père de Béchir, fonde le parti Kataëb qui « rassemble la classe moyenne » et « va devenir le véritable ferment du nationalisme libanais » mais « vient concurrencer les leaders féodaux traditionnels (comme les Frangié dans le Nord du pays) dont le pouvoir repose essentiellement sur le clientélisme. » Au même moment, Camille Chamoun fonde un autre parti politique rassemblant des maronites, le Parti National Libéral (PNL). Le ferment de la division entre chrétiens apparaît, source des drames à venir.

Les ambiguïtés de l’équilibre créé par le Pacte National entraîneront une instabilité récurrente et des crises politiques dont la plus importante surgit en 1958, sous la présidence de Camille Chamoun, et voit un affrontement sanglant entre chrétiens et musulmans. En toile de fond, une Syrie refusant de reconnaître l’indépendance du Liban, la montée du nassérisme mobilisant les foules arabes musulmanes autour du projet d’une République arabe unie, l’afflux de quelque 200’000 palestiniens réfugiés suite à la guerre de 1948 et la création de l’État d’Israël, un débat sur « l’arabité » du Liban et son rattachement au monde arabe opposé à son « occidentalité » ébranlent un édifice social fragile. A quoi il convient d’ajouter la signature des Accords du Caire, le 3 novembre 1969, officialisant la présence armée palestinienne au Liban et lui conférant un statut de quasi extraterritorialité. « Des pans entiers du territoire libanais vont passer de facto sous contrôle palestinien. » (Constantini). En 1970, à la suite du Septembre noir, L’État-major de la centrale palestinienne se déplace donc à Beyrouth. » La mèche est désormais allumée.

Le conflit qui débute le 15 avril 1975 à Beyrouth va révéler un chef militaire charismatique dont Yann Baly et Emmanuel Pezé brossent le portrait et décrivent l’ascension dans le livre qu’ils consacrent à l’éphémère Président de la République (Béchir Gemayel – Pardès). Le catalyseur de ce conflit qui durera quinze longues années sera la présence de plus de 400’000 palestiniens. Plus de trois décennies après la fin de cette guerre meurtrière, le Liban n’en finit pas de se décomposer. L’affreux drame du peuple palestinien chassé de la terre de ses pères aura eu raison de ce pays que l’on appelait alors la Suisse du Moyen-Orient et dont François Costantini évoque « la réussite insolente ». Béchir Gemayel meurt assassiné à l’âge de trente-cinq ans sans avoir eu l’occasion de restaurer la souveraineté libanaise ni la paix intérieure. Mais l’aurait-il pu ? Le Liban du Mandat imposé par la France correspond-il à une réalité plongeant ses racines dans l’histoire ou n’est-il qu’ « un compromis ambigu » ?

A propos de la disparition brutale du jeune chef chrétien, son premier biographe, le Père Selim Abou s.j. s’exclame : « Jamais comme le 14 septembre 1982, je n’ai éprouvé le sentiment de l’irréparable. » Le lecteur chrétien méditera sur cette date à laquelle, en Orient comme en Occident, depuis des temps immémoriaux, l’Église fête L’Exaltation de la Sainte Croix. Citant saint Paul, l’Introït de la messe de ce jour nous fait chanter : « Pour nous, il nous faut nous glorifier dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Il n’y a pas de hasard. Tout est providence mystérieuse.

Un beau jour, le jeune avocat, fils cadet de Pierre Gemayel, va fermer son étude d’avocat pour rejoindre son poste de combat afin de libérer la ville de Beyrouth les camps palestiniens qui l’enserrent de toute part contrôlant tous les accès et assurant aux milices palestiniennes une mainmise de plus en plus étroite sur la vie libanaise. « En 1975, ils seront près de 600’000 pour une population de 2 millions d’habitants », écrivent Yann Baly et Emmanuel Pezé. Que le lecteur prenne le temps de consulter les plans des grandes villes européennes et d’y marquer les quartiers à forte implantation immigrée et islamique ! Ceux qui ont connu le Beyrouth d’alors savent ce que cela implique.

La guerre de quinze années débute le 13 avril 1975 par un attentat palestinien dans le quartier sud-est de Ain el Remmaneh contre des fidèles qui sortent d’une église. Ce jour-là « dira Béchir dans un interview au quotidien Al-Anwar en 1982, est un complot dont le but premier était de venir à bout du rôle politique et culturel des chrétiens et de transformer le Liban en État islamique. La résistance (…) du peuple chrétien a réduit à néant ce projet (…) nous n’avons nullement l’intention de vivre dans la dhimmitude de quiconque. » (Baly et Pezé). Le lecteur découvrira les étapes de la lente reconquête du territoire par les forces militaires chrétiennes et de ses vicissitudes nombreuses.

Si la présence massive de réfugiés palestiniens et, surtout leur présence armée sur le territoire libanais, fut la cause immédiate du déclenchement du conflit, pour mieux percevoir le contexte, il n’est pas inutile de céder, un peu longuement, la plume à Joseph Saadé (Victime et bourreau – Calmann-Lévy) : « Les Fédayin étaient des héros, leur cause sacrée. On se souvenait de l’appel lancé dès le 24 avril 1948 par le patriarche maronite Antoine Arida : « Il vous incombe à tous, devant cette calamité, d’ouvrir vos maisons et vos couvents pour accueillir les victimes du sort, nos frères et fils de Palestine … et nous sommes sûrs que les sentiments fraternels qui vous lient à eux vous pousseront à les consoler et avoir envers eux le comportement du frère sain envers son frère éprouvé. » Plusieurs décennies après ces événements, il nous paraît important de prolonger cette citation afin de bien mettre en lumière le contexte psychologique du conflit qui va ravager le Liban et, en passant, tordre le cou à quelques accusations portées envers les chrétiens : « Nous étions tous pro-Palestiniens. » Et, citant le livre de Annie Laurent et Antoine Basbous, Guerres secrètes au Liban, de poursuivre : « Le tout-Beyrouth, le tout-Sidon, le tout-Tripoli de la politique clament des slogans favorables à la guérilla à l’occasion de chaque funérailles (…) il suffit d’entendre les cloches des églises des villages de la montagne, tel Kahalé, sonner le glas au passage des convois funèbres palestiniens ; de voir les dirigeants chrétiens, dont Pierre Gemayel, prendre la tête de cortèges qui se rendent à la mosquée, pour constater leur solidarité avec le peuple palestinien chassé de sa terre. »

Nous sommes donc assez éloignés du méchant chrétien égoïste, conservateur, d’extrême-droite, voire « fasciste » et fanatique qui rejette le gentil palestinien progressiste victime du sort. Mais les lignes ci-dessus nous rappellent bien des pages prophétiques du Camp des Saints de Jean Raspail ou la lecture quotidienne de nos médias bien-pensants et les déclarations d’un certain clergé.

Et ce sera ici une première leçon que nous devons tirer du drame libanais. Une immigration massive déstabilise inévitablement l’ordre social du pays d’accueil, les cultures et les croyances religieuses ne s’homogénéisent pas dans les bons sentiments, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Qu’elles ont détruit un pays de fond en comble.

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Newsletter N° 102 – 8 novembre 2022 | Source : Perspective catholique