Sicut nycticorax in domicilia
(Comme les rossignols dans les maisons)

Léon Blois – Ce livre est la contribution de guerre d’un vieil écrivain que la guerre a presque tué. C’est la pensée, toute la pensée d’un homme de France accablé du chagrin de ne pouvoir mieux faire pour sa patrie, mais qui veut espérer que ses paroles auront le pouvoir de réconforter quelques âmes apparentées, mystérieusement à la sienne.

I. Je suis seul…

Je suis seul. J’ai pourtant une femme et deux filles qui me chérissent et que je chéris. J’ai des filleuls et des filleules que l’Esprit-Saint paraît avoir choisis. J’ai des amis sûrs, éprouvés, beaucoup plus nombreux qu’on n’en peut avoir ordinairement.

Mais, tout de même, je suis seul de mon espèce. Je suis seul dans l’antichambre de Dieu. Quand mon tour sera venu de comparaître, où seront-ils ceux que j’ai aimés et qui m’ont aimé? Je sais bien que quelques-uns qui savent prier prieront pour moi de tout leur cœur, mais qu’ils seront loin alors et quelle solitude épouvantable devant mon Juge !

Plus on s’approche de Dieu, plus on est seul. C’est l’infini de la solitude. A ce moment là, toutes les Paroles saintes, lues tant de fois dans ma cave obscure, me seront manifestées et le Précepte de haïr père, mère, enfants, frères, sœurs, et jusqu’à sa propre âme, si on veut aller à Jésus, pèsera sur moi autant qu’une montagne de granit incandescent.

Où seront-elles, les humbles églises aux douces murailles où je priais avec tant d’amour, quelquefois, pour les vivants et pour ‘es défunts ? Où seront-elles, les chères larmes qui étaient mon espérance de pécheur, quand je n’en pouvais plus d’aimer et de souffrir ? Et que seront devenus mes pauvres livres où je cherchais l’histoire de la Trinité miséricordieuse ?

Sur qui, sur quoi m’appuyer ? Les prières des biens-aimés que j’ai donnés à l’Église auront-elle le temps ou la force d’arriver ? Rien ne m’assure que l’Ange commis à ma garde ne sera pas lui-même tremblant de compassion et grelottant comme un pauvre mal vêtu oublié à la porte par un très grand froid. Je serai ineffablement seul et je sais d’avance que je n’aurai pas même une seconde pour me précipiter dans le gouffre de lumière ou le gouffre de ténèbres.

— Je suis forcée de t’accuser ! dira ma conscience, et mes plus tendres amis confesseront, d’infiniment loin, leur impuissance. Défends-toi comme tu pourras, pauvre malheureux !

— C’est vrai que nous te devons, après Dieu, la vie de nos âmes, diront-ils en sanglotant, et cela nous fait espérer que la tienne sera traitée avec douceur. Mais regarde… il y a entre nous et toi le grand Chaos de la Mort. Tu nous es devenu inimaginable et participant de la Solitude inimaginable. Nous ne pouvons que tordre nos cœurs en priant pour toi. Si tu n’as pas été absolument un disciple, si tu n’a pas tout vendu et tout quitté, nous savons que tu es là où mille ans sont comme un jour et qu’un unique regard des Yeux de ton Juge peut avoir la rapidité de la foudre ou l’inexprimable durée de tous les siècles. Car nous ne devinons rien, sinon que tu es inconcevablement seul et que si l’un de nous pouvait aller jusqu’à toi, il ne parviendrait pas à te reconnaître. Mais cela encore, il nous est impossible de le comprendre. A Dieu donc, jusqu’à l’heure bien inconnue du Jugement universel qui est un autre mystère plus impénétrable.

Adjuro te per Deum vivum, disait le Prince des prêtres pour contraindre Jésus à parler. Cette sommation prodigieuse dont les astres se troublèrent dure toujours, et ce sera la dernière clameur de l’humanité, quand elle se verra seule elle-même, à la fin des fins, dans l’incompréhensible vallée de Josaphat.

II. Après deux ans de massacres…

Après deux ans de massacres et d’atrocités, je cherche un homme assez inspiré pour me dire exactement ce qui se passe, pour donner un nom plausible à ce conflit de tous les peuples, à ce déchaînement inouï des captifs de tous les abîmes. Silence universel. On est tellement stupide que nul n’a rien à dire. Mais une sentimentalité diabolique intervient.

Abusant effroyablement de l’Évangile, quelques-uns osent parler de pardon, disant que la Haine est aussi contraire à la Justice qu’à la Miséricorde et que les chrétiens ont le devoir de donner à leurs ennemis tout ce que ceux-ci leur demandent et même au-delà. « Si quelqu’un veut prendre ta tunique,abandonne-lui encore ton manteau ». Ainsi parle Jésus dans le Sermon sur la Montagne.

— Vous voulez la moitié de la France, messieurs les Prussiens, prenez donc jusqu’aux Pyrénées. Vous voulez détruire nos églises après les avoir profanées. Il vous faut les âmes de nos enfants pour les éteindre en les pourrissant. Ne vous gênez pas. Nous avons encore un assez grand nombre de vieux prêtres que vous n’avez pas eu le temps d’assassiner, et nous avons aussi le Corps du Christ consacré par eux. Si cela vous amuse de le fouler aux pieds ou de le jeter aux cochons, nous sommes de trop bons chrétiens pour vous refuser ce petit plaisir. Nous accomplirons ainsi la loi de douceur et de suavité parfaite que le Rédempteur a promulguée. Il nous reste aussi, ne l’oublions pas, beaucoup de femmes et de jeunes filles qu’il pourrait vous êtes agréable de violer. Elles sont à vous. Nous quitterons tout, nous renoncerons atout, même au christianisme, pour vous plaire, et si vous voulez faire de nous des musulmans, nous y consentirons volontiers…

Eh ! bien, moi je ne consens à rien, je ne renonce à rien et je me persuade que la haine infinie de tous les saints pour les démons est exactement ce qu’il faut offrir aux ennemis de la France. En temps ordinaire déjà, lorsqu’une guerre lui était infligée, je pensais de même et le tocsin de l’épouvante religieuse ébranlait ma tour, de la base au faîte ; mais, aujourd’hui, comment se pourrait il que le commencement d’un songe de miséricorde entrât dans mon cœur ? Il ne s’agit pas ici d’une guerre quelconque, même injuste, mais d’une ruée infinie de cannibales enragés d’orgueil bête, étrangers à tout sentiment humain.

Certes, je me souviens de quelques-uns de mes amis, affreusement immolés, mais qu’est-ce que mon deuil dans l’océan de tous les deuils? Où est la place de ce petit groupe lamentable dans un million de victimes qui sont allées vers Dieu, à tâtons, dans le brouillard rouge ? Et cette immense horreur que les hommes n’avaient jamais vue, qu’est-elle encore comparée à la souillure épouvantable du Royaume de la Vierge Douloureuse, indiciblement dévasté et pollué par cette engeance des démons ?

Ah ! sainte Haine des enfants de la Lumière contre les enfants des Ténèbres, quel refuge n’es-tu pas ! Quelle consolation ! Quel réconfort ! La haine infinie, sans pardon possible, sans autre assouvissement espérable que l’extermination à jamais de la race vouée à Satan qui voulut nous annexer à son enfer !

Que je veille ou que je dorme, je vois toujours ce monstre né de la plus basse, de la plus infâme apostasie,que l’inertie ou la cécité du monde a laissé grandir deux cents ans et qui ne peut être vaincu maintenant que par l’effort concerté de toutes les nations. Je le vois sans cesse et mon cœur bat comme une cloche de la nuit des morts !

Je sens alors une haine sans limite, une haine absolue, une haine vierge et immaculée qui m’avertit de la présence de Dieu et sans laquelle je vois clairement que je ne pourrais pas être un chrétien. C’est la haine recommandée par l’Esprit-Saint, la haine eucharistique, la haine fervente de l’Amour contre un grouillement de soixante millions de maudits agités par les démons !

III. Mes chers amis, Philippe et André, où êtes-vous ?

Mes chers amis, Philippe et André, où êtes-vous ? Dans l’Évangile de saint Jean, c’est à Philippe que les païens s’adressent d’abord pour voir Jésus, et c’est André, et non pas un autre, que Philippe prend avec lui pour porter à Jésus ce message extraordinaire. Je veux croire que les choses se sont passées ainsi à Verdun, car il est indispensable que l’Évangile s’accomplisse toujours, de manière ou d’autre, jusqu’à la fin de la terre et des étoiles.

Mais le Maître doux et terrible ne rend pas ceux qu’on lui envoie. Je vous aimais trop, sans doute, mes amis, et c’est peut-être pour cela qu’il a permis que Guillaume vous assassinât en chemin. Peut-être aussi êtes-vous des bienheureux à sa Droite lumineuse. Je n’en sais rien. En tout cas, vous êtes maintenant des âmes, rien que des âmes toutes seules allégées de leurs corps laissés aux dévorants de la terre, vagabondes, si on peut dire, dans l’immense jour ou l’immense nuit, mais clairvoyantes au-delà de ce qui peut être conçu.

Vous me voyez maintenant tel que je suis et vous me connaissez infiniment mieux que je ne peux me voir et me connaître moi-même. Mes sentiments, certainement très humains, vous avez pu les mesurer, et mes pleurs, quand j’ai appris que vous n’étiez plus de ce monde, ont dû vous paraître une bien misérable et hypocrite fontaine. Pour ce qui est de mes prières qui eussent pu vous être si profitables, vous savez maintenant qu’elles sont un peu moins que la cendre ou la fumée. Je n’ai plus rien de caché pour vous, non plus que pour mes autres défunts qui vous précédèrent dans les Mains du Dieu vivant.

Père, mère, enfants, amis ou bienfaiteurs décédés, je sais que leurs âmes, heureuses ou malheureuses, m’environnent, n’ayant pas de lieu, puisqu’elles n’ont plus de corps, et qu’elles sont les assistantes silencieuses de mes actions et de mes pensées. Sans doute rien ne les étonne, ayant dû passer elles-mêmes par le creuset où s’anéantissent les illusions. Mais je suis rougissant et confondu de me savoir continuellement scruté par ces innombrables et infaillibles témoins. La conscience ne serait-elle pas simplement le voisinage deviné des morts ?

Alors, ô mes bien-aimés disparus, si vous avez encore à souffrir, je ne veux pas que le spectacle de ma misère augmente vos peines. Je me ferai meilleur pour vous consoler, pour vous secourir ; je pleurerai sur moi-même pour éteindre, s’il se peut, quelques-uns de vos tisons. Telle est, du moins, ma résolution ferme de chaque jour et de chaque instant. Dieu veuille que mes actes y correspondent! Mais comment espérer cela ?

Pourquoi faut-il que les morts soient dans une telle impuissance de nous parler et qu’il y ait entre nous et ces voisins, si proches de nous cependant, des abîmes plus démesurés que tous les gouffres qui nous séparent de la plus lointaine étoile ?

— Tu étais là, tu me parlais, un petit souffle a passé, et te voilà tout à coup, — me semble-t-il, — à des centaines de milliards de lieues ! Cela pour toujours, si toutefois le mot toujours peut avoir un sens.

La Raison et la Foi nous crient que nous sommes immortels et la Religion nous enseigne que nous ressusciterons, un jour, dans nos vrais corps enfin glorifiés. Inutile de chercher une autre consolation. Seulement nous ne savons pas quand viendra ce Jour et nous ne pouvons pas même désirer qu’il vienne, tellement il nous est dit qu’il sera chargé d’épouvantes et de colère. —

De profundis.

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Newsletter N° 241 – 2 novembre 2024 | Source : Perspective catholique