Abbé Michel Simoulin – Il y a bien des souvenirs qui devraient demeurer bien vivants dans nos cœurs. Nous avons laissé passer la date mais comment oublier, alors que nous venons de célébrer les 50 années de la fondation de notre séminaire à Fribourg le 13 octobre 1969 – et avant de célébrer le cinquantième anniversaire de la Fraternité le 1° novembre 1970 – oui, comment oublier l’événement du 31 mai 1968 ? C’est ce jour-là que cinq amis valaisans acquéraient le domaine d’Écône pour éviter l’implantation d’un centre d’attraction nocturne et faire en sorte qu’Écône demeure un lieu spirituel.

Il faudrait relire ici toute la genèse providentielle de cet acte, racontée tout au long dans le bel ouvrage Écône, le Séminaire de l’espoir, mais nous devons au moins graver dans le marbre de nos prières les noms de ces cinq amis : Le 31 mai 1968, en la fête de Marie-Reine, était signé l’acte d’achat du « domaine de la ferme d’Écône » par Messieurs Gratien Rausis, Roger Lovey, Guy Genoud, Alphonse et Marcel Pedroni.

Ces bâtiments étaient mis en vente suite au manque de vocations pour la congrégation des Chanoines du Grand St Bernard et pour des questions financières. Ces fervents catholiques ne voulaient pas qu’on détruise la chapelle de Notre-Dame-des-Champs où un saint prêtre, le chanoine Lucien Gabioud, avait dit sa première messe au début des années 1930.

Personne n’aurait cru en 1968 que Monseigneur Marcel Lefebvre, qui était encore supérieur général des Pères du Saint-Esprit, et qui avait encore six ans de son mandat à compléter, viendrait loger à Écône deux ans plus tard avec un petit groupe de séminaristes.

De fait, c’est en septembre 1968, trois mois après cet achat que Monseigneur Lefebvre donne sa démission comme supérieur général des Spiritain. Puis, avant même de commencer l’embryon de la Fraternité Saint-Pie X à Fribourg le 13 octobre suivant, il rencontre les cinq laïcs et visite Écône en mars 1969 pendant la Semaine Sainte. Il jugea alors qu’Écône était apte à devenir un noviciat, mais non pas un séminaire, c’est pourquoi il leur demanda une année pour réfléchir. Le 24 juin 1970, la décision est prise : une année de spiritualité commencera à Écône à la rentrée, à l’automne. Nous y reviendrons.

Mais j’aimerais d’abord revenir sur la belle figure de l’un de ces « fondateurs », Alphonse Pedroni. Car c’est lui qui est à l’origine de toute cette aventure. En effet, c’est le jeudi saint 11 avril 1968, que M. Alphonse Pedroni, entrepreneur à Saxon, se trouve par hasard dans un café de cette localité. Un homme passablement éméché est en train de parler fort. Il se vante de pouvoir prochaine­ment dynamiter la chapelle d’Écône ! M. Pedroni dresse l’oreille car le seul fait d’imaginer un acte aussi stupide paraît inconcevable et criminel au catholique fervent qu’il est. Feignant l’intérêt, M. Pedroni interroge habi­lement l’individu. C’est alors que ce brave homme apprend que des pourpar­lers, en vue de la vente du domaine d’Écône, sont largement avancés et que la conclusion en semble imminente.

Alphonse Pedroni est profondément choqué par ce qu’il vient d’apprendre, car de surplus l’acquéreur éventuel se pro­pose de transformer la respectable demeure religieuse en un cen­tre de loisirs. Un centre de loisirs qui sera bientôt un centre de débauche, pense M. Pedroni qui ne perd pas pour autant son sang-froid en se disant : Puisque le domaine est à vendre, il faut l’acheter ! Alphonse se souvient que c’est à l’autel de Notre-Dame des Champs, le 8 mai 1932, que son père spirituel, le chanoine Gabioud, a célébré sa première messe ; il se souvient aussi que c’est à l’occasion de cette première Messe à Écône que le chanoine Gabioud évoqua la vision qu’il eut d’une grande église construite en ce lieu où des milliers de pèlerins viendraient prier le Cœur Immaculé́ de Marie. Et donc : Il faut sauver Écône !

Sans tarder, l’entrepreneur se met en rapport avec son frère Marcel à qui il raconte la nouvelle et qui superbement lui rétor­que : – Quand achetons-nous Écône ? Les deux frères joignent aussitôt quelques amis et dans l’heure suivante ils étaient quatre avec M. Gratien Rausis et Maî­tre Roger Lovey. Se joignit bientôt à eux M. Guy Genoud, qui était une recrue d’importance puisqu’il était alors directeur d’une compagnie de chemins de fer régionaux et que, l’année d’après, il fut élu membre du gouvernement valaisan.

Le 18 avril ils remirent, par écrit, directement au prévôt du Grand Saint Bernard, une offre expli­quant clairement leurs raisons et leur but : « Les motifs qui nous guident, y avaient-ils notamment écrit, et que nous nous per­mettons de bien préciser, sont étrangers à tous desseins spécu­latifs. Écône, de par son passé, a pour nous une signification, nous dirions même une vocation religieuse, que nous n’accep­tons pas de voir abandonnée sans un plus ample examen. Notre décision est donc commandée unique­ment par un double souci : d’une part éviter l’implantation d’un centre d’attraction nocturne et, d’autre part, autant qu’il dépen­dra de nous, faire en sorte qu’Écône demeure un lieu spirituel…

Plus tard, lorsqu’il fut convenu que cette maison accueillerait la première année du séminaire. Alphonse Pedroni prédira : Eh bien Monseigneur, je vous le dis, de ce séminaire d’Écône, on en parlera dans le monde entier.  Et il aura la joie de voir les débuts de la réalisation de sa prophétie, après que le chanoine Gabioud ait rendu sa belle âme à Dieu le 26 février 1970.

Il sera le premier de nos si chers fondateurs à nous quitter, le 1er novembre 1978, et Monseigneur ne manquera pas de souligner cette dette de reconnaissance lors de ses obsèques célébrées à Écône : (…) Devoir de reconnaissance, parce que c’est à lui et à ses amis, que nous devons d’être ici. C’est à lui par conséquent que nous devons d’avoir reçu ici toutes les grâces qui ont été répandues dans cette maison depuis qu’elle existe. Nous l’en remercions et je suis certain que du haut du Ciel il se réjouit de voir le bien qui s’est accompli ainsi par son intermédiaire et que le Bon Dieu lui en donnera encore une plus grande récompense.

Devoir de reconnaissance également – et je pense que vous serez tous d’accord – devoir de reconnaissance par l’exemple, l’exemple admirable que ce cher ami nous a donné, dans sa foi. Une foi profonde et une confiance inébranlable en Dieu, dans la prière, dans le Saint Sacrifice de la messe et les sacrements. Jamais on ne pouvait l’approcher, le rencontrer, sans sentir en lui, cette foi qui dominait sa vie, qui le faisait agir. Rien ni dans son attitude, ni dans son action, ni dans ses entretiens n’était étranger à sa foi. C’est là un grand exemple qu’il nous laisse.

Exemple de dévotion également envers la Sainte Eucharistie. Combien de fois j’ai eu l’occasion de le voir venir de bon matin assister à la Sainte Messe, rempli de dévotion, profondément uni à Dieu et recevant la Sainte Eucharistie. Combien de fois aussi, nous l’avons entendu parler avec amour de la très Sainte Vierge Marie. Il avait une dévotion profonde, affectueuse, pour sa Mère du Ciel. Et il entraînait les autres derrière lui, à aimer Marie et à se confier à elle.

Aussi nous lui devons cette reconnaissance. Et aujourd’hui nous remercions Dieu de l’avoir connu, de l’avoir approché et d’avoir vu en lui un vrai catholique. Et je pense que du haut du Ciel, il se réjouit de nous voir autour de lui (…)  Et nous tenons à dire à ses chers parents qui sont présents, toute notre affection, toute notre sympathie, pour ceux qui nous ont manifesté aussi toujours une si grande affection aussi et un si grand soutien.

Que nos mémoires ne soient pas infidèles, et que nos cœurs ne soient pas ingrats, même et surtout peut-être  pour ceux qui n’ont pas connu ces premiers temps et les premiers combats de notre fidélité. C’est à la foi de ces humbles serviteurs du Christ-Roi et de sa Sainte Mère que nous devons de vivre notre foi sans avoir à mener les combats qui leur ont coûté dans de larmes et de souffrances, et nous ont obtenu tant de grâces !


Lettre d’information N° 20 – 24 août 2020 | Source : Perspective catholique