« Le nœud gordien » – 1968-1969 – Ed. Perrin – (…) Le bonheur que nos ingénieurs préparent à l’homme de demain ressemble vraiment trop aux conditions de vie idéales pour animaux domestiques. En vérité, l’avenir serait plutôt à Saint-Louis tel que l’on se l’imagine sous un chêne au milieu de son peuple, c’est-à-dire à des chefs ayant une foi, une morale, et répudiant « l’absentéisme du cœur ».
A défaut qu’on puisse en arriver là, et nous en sommes loin, il faut des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie, à tous les échelons de la société, dans tous les cadres où s’insère la vie individuelle – famille, profession, province, patrie – le maximum de souplesse et de liberté. Cela, afin de limiter les pouvoirs de l’État, de ne lui laisser que ce qui est sa responsabilité propre et qui et de nos jours déjà immense, de laisser aux citoyens la gestion de leurs propres affaires, de leur vie personnelle, l’organisation de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, afin d’échapper à ce funeste penchant qui, sous prétexte de solidarité, conduit tout droit au troupeau. Cela, afin de permettre au peuple de choisir ses dirigeants en connaissance de cause, de percevoir à l’expérience et avant qu’il ne soit trop tard ceux qui pourraient être tentés par le pouvoir sans limite que donnent les moyens techniques.
Car cette évolution parallèle à laquelle nous avons assisté de l’anarchie dans les mœurs et de l’accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récriminations contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l’entendre au sens de l’univers de Kafka. Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de manière opposées. Soit en faisant prévaloir l’anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherait fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant directement vers la solution totalitaire. Les théoriciens peuvent, dans l’abstraction, accumuler les raisonnements subtils et compliquer en l’envi les nœuds du problème humain. Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et récréer un ordre social. Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si ce sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre. Le fascisme n’est pas si improbable, il est même je crois, plus près de nous que le totalitarisme communisme. A nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction.

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Newsletter N° 203 – 18 avril 2024 | Source : Perspective catholique