Roland Lomenech – C’est dans la seconde moitié du 19ème siècle que le nihilisme s’est ouvertement posé comme tel, mais à bien des égards, il se rattache à une tradition de la contestation qui existait déjà du temps de Platon, comme le montrent les thèses soutenues par le sophiste Calliclès dans le Gorgias.

Le mot “nihilisme” vient du latin “nihil” qui signifie rien, c’est-à-dire “ne-hilum”, même pas le hile, ce petit point d’attache presque invisible qui en botanique relie la graine à la tige. Le nihilisme est donc un système qui affirme qu’il n’y a rien, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vérité absolue à laquelle se soumettre. Or on sait que des systèmes comme le marxisme, par exemple, dénoncent aussi la religion comme une usurpation de pouvoirs; mais les nihilismes vont plus loin, accusant les philosophies de l’histoire et les athéismes officiels de remplacer l’idée de Dieu par l’idée de l’Homme, ce qui n’est pas un avantage pour la liberté de l’individu toujours asservi à une idée.
Négation de tout absolu et critique de tout dogmatisme, fût-il révolutionnaire, voilà le terreau des nihilistes dont ce n’est pas le moindre paradoxe que de développer une pensée dans le refus de tout esprit de système.
Méconnu des manuels scolaires, Johann Kaspar Schmidt, dit Max Stirner (1806-1856) a écrit un seul livre, L’Unique et sa propriété, dont le titre résume assez bien le fond de sa pensée :

  • L’unique, c’est la seule réalité qui soit : le Moi.
  • “Moi seul ai un corps et suis quelqu’un.”
  • Le Moi n’a pas à être prouvé ni décrit et il ne se fonde sur Rien que sur lui-même.
    Toute la réflexion de Stirner est ainsi une révolte contre ce qui asservit le Moi : la religion, la métaphysique, la morale, la loi. La notion même de droit est rejetée parce que le Moi promu au rang d’absolu revendique tout comme sa propriété. Ce n’est pas parce que tout lui soit dû, ce qui pourrait faire accepter l’idée d’un délai dans la réalisation des désirs du Moi (pendant les négociations sur les modalités d’exercice de ce droit) : tout est à lui. Seulement, comme le Moi est malgré tout confronté à une altérité, rien ne lui est donné, et l’histoire de l’humanité se lit comme une succession des différentes formes d’expropriation du Moi. Se laisser imposer des idéaux, c’est pour Stirner se laisser exploiter et l’histoire des hommes jusqu’à nos jours lui apparaît comme une longue “gueuserie” qu’il s’agit maintenant de refuser : “Je ne suis plus un gueux, dit-il, mais j’en fus un”.
    Stirner est le fondateur de l’anarchie ou nihilisme actif en ce sens qu’il rejette tout ce qui aliène la réalité humaine et par là, il s’oppose autant à ses contemporains socialistes qu’aux idéalistes antérieurs. Il a bien vu que “les plus récentes révoltes contre Dieu … sont des insurrections théologiques”, que “nos athées sont de pieuses gens” qui veulent non pas libérer l’homme mais lui imposer de nouveaux devoirs sous le prétexte mystificateur de préparer un avenir meilleur.

Or, pour Stirner, il est illusoire d’espérer un monde meilleur. Ce qui compte, c’est le présent, un présent généreux qui ne peut pas se conserver et dont il importe donc de profiter à l’instant même avec toute l’énergie possible qui peut être contenue dans le Moi puisque “ce que tu as la force d’être, tu as aussi le droit de l’être”. Le Moi n’est donc plus qu’une concentration d’énergie qui cherche à se sentir vivre le plus intensément possible et qu’il importe dès lors de satisfaire puisqu’elle est la seule réalité. Stirner établit ainsi un pont entre Calliclès et Nietzsche en amenant le scepticisme et le matérialisme jusqu’à leurs dernières conséquences qu’il appartiendra à Nietzsche de dépasser.
Dernières conséquences car Heidegger voit dans l’oeuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900) le stade ultime de la métaphysique occidentale en constatant qu’elle clôt l’histoire d’une pensée par la destruction des valeurs qui ont fait la civilisation occidentale pendant vingt-cinq siècles. Nietzsche représente le dernier point de la philosophie moderne parce qu’après lui on ne pourra plus rien dire qu’il n’ait réfuté par avance, dans la mesure où il remet en cause la légitimité même du discours philosophique traditionnel : “Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs suprêmes se dévaluent. La fin, le but manquent, ainsi que la réponse au pourquoi.”
Nietzsche met cruellement en lumière l’incertitude fondamentale de l’homme sur sa réelle nature (qui suis-je et pourquoi moi?). Toute recherche, toute activité spécifiquement humaine s’explique pour lui par cette incertitude, par une soif de savoir. Or la vérité ne se donne pas; elle doit être construite, découverte ou redécouverte par-delà les apparences. Et c’est cet aspect de quête de quelque chose de caché que refuse systématiquement Nietzsche. Pour lui, toute tentative d’expliquer le monde relève d’un ressentiment contre ce qui est plus fort que nous; les notions de Vérité suprême, de Dieu tout-puissant cachés derrière les apparences sont autant de leurres par lesquels les faibles parviennent à effrayer les forts en leur faisant croire qu’il existe un Bien et une Justice alors que le monde ne saurait contenir d’autre vérité que celle de sa seule présence, d’où l’exclamation paradoxale : “Pitié pour les forts !”.
Jusque là, Nietzsche reste toutefois un nihiliste assez classique dans la ligne de Stirner, mais il va plus loin en soutenant qu’”en détruisant le monde de la réalité, nous avons aussi détruit le monde des apparences”. S’il n’y a pas de vérité. il ne peut non plus y avoir de mensonge, et s’il n’y a aucune réalité derrière les faits, ceux-ci ne sont même pas des apparences (puisque les apparences cachent la réalité), mais des fictions : facta ficta. Ainsi, quand il affirme que “Dieu est mort”, c’est en fait la mort de tout être que Nietzsche annonce, la mort de toute réalité. Et dès lors, nos représentations psychiques elles-mêmes, toutes nos belles constructions mentales sont sans consistance puisqu’elles ne reposent sur RIEN ! Elles ne sont que des interprétations. Tout ce qu’on peut dire de l’homme et du monde n’est qu’une interprétation parmi d’autres, qui ne vaut pas plus que celles-ci puisque toutes elles ne valent rien, ne reposant sur rien. Et la maladie de l’homme moderne, véritable “mal du pays sans pays”, est d’éprouver la nostalgie de la vérité alors qu’il n’y a pas de vérité, de ressentir cette désolation – parfois aussi source de jubilation – de ne trouver aucun point d’attache parmi des choses qui ne sont pas.

Pourtant, si tout n’est qu’interprétation, du moins ces interprétations viennent-elles de quelque part. Et Nietzsche affirme que si nous remplissons le vide qui nous entoure d’interprétations, c’est pour avoir le sentiment de maîtriser quelque chose, pour exalter ce qu’il appelle notre volonté de puissance, puisque tout acte relève en dernier ressort de la volonté de puissance. Mais il importe de savoir que ces interprétations ne sont que des représentations illusoires, sans quoi on risque de s’y attacher et de s’en faire l’esclave pour être finalement déçu. C’est pourquoi le surhomme est celui qui accepte l’idée du nihilisme achevé, pour lequel il n’y a pas de connaissance possible mais seulement des interprétations qui n’ont de valeur qu’esthétique puisqu’il n’y a ni vérité à interpréter ni être pour interpréter. Ainsi la philosophie de Nietzsche est-elle vraiment une philosophie du rien , un nihilisme qui ne croit ni en Dieu, ni en l’homme, ni en la liberté : tout acte et tout événement se résument à l’expression d’une volonté de puissance particulière à laquelle il faut se garder d’attribuer une quelconque valeur. Toute hiérarchie est à bannir car il n’existe d’autre critère que l’exaltation de la volonté de puissance, et celle-ci se manifeste des façons les plus imprévisibles.

Le simple bon sens constate que le rejet nihiliste de tout risque d’aliénation de l’homme finit par enfermer celui-ci dans le ghetto d’incommunicabilité du particularisme et dans une situation d’insatisfaction et d’échec qui d’ailleurs a conduit Nietzsche à la folie dès 1888. Il faut bien en effet à l’homme des critères qui lui permettent de choisir librement les options qui s’offrent à lui, et ces critères, s’il les veut stables, il doit les choisir au-dessus de lui, dans le domaine de ce de tout temps on a appelé la Beauté, la Justice, la Vérité et qui doivent bien correspondre à quelque chose même s’il n’est pas toujours facile de les réaliser (de les rendre réelles).

Les nihilismes, dans leur frénésie désespérée, témoignent combien l’homme n’est pas un être auto-suffisant, et concluent la révolte de la philosophie occidentale contre la perspective métaphysique par un échec dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences puisque si une pensée coupée de Dieu sombre dans le désespoir, où peut aller une société sans Dieu et sans âme ? Ce ne sont pas les « valeurs » de la Révolution qui vont nous sauver de l’abîme puisqu’elles émanent précisément de ce qui a creusé celui-ci ! —

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Newsletter N° 236 – 16 septembre 2024 | Source : Perspective catholique

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