Roland Lomenech – Alors que ce qu’on a appelé la “philosophie des Lumières” proclame haut et fort sa foi dans le progrès des sciences et des arts et suit en cela assez largement l’orientation générale de l’empirisme anglo-saxon, Rousseau considère la société comme l’origine des maux dont souffre l’humanité.

Pour le Genevois, l’homme tel que nous le connaissons est certes un produit du développement historique mais d’un développement historique qui l’a rendu étranger à lui-même. C’est donc une mauvaise méthode que de réfléchir sur la chose politique à partir de ce que nous voyons et d’extrapoler ce qui permettrait d’améliorer la situation. Il vaut mieux comme on dirait aujourd’hui « sortir de la boîte » et Rousseau imagine ce que serait l’homme sans l’influence de la société. Or, dans cet « état de nature », l’homme est nécessairement animé de sentiments simples, essentiellement l’amour de soi et la pitié, et il mène une vie solitaire et sans histoire, la nature lui offrant généreusement de quoi subvenir à ses besoins. Seulement, l’homme étant un être perfectible, il ne s’est pas contenté de sa situation qui, exposée aux caprices des éléments, comportait une certaine part de précarité. Et, explique Rousseau au début de la seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, “le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile”. Les conséquences de cette aspiration à une vie meilleure (qui ne doit pas être nécessairement pensée en termes de progrès) résident dans la complexification des relations humaines et en particulier dans le passage de l’amour de soi à l’amour-propre, source de tous les maux de la société. N’aspirant plus simplement à subvenir à ses besoins mais à accumuler des réserves, l’homme entre en conflit avec ses semblables et cherche à exercer un pouvoir sur eux et sur la nature. Naturellement bon, l’homme est ainsi corrompu par la société. En l’absence d’un Dieu législateur, il était déjà orphelin de père; et comme la société lui a fait perdre ses instincts de l’état de nature, il est devenu complètement orphelin puisque la nature ne peut plus être sa mère. Il lui reste donc à aménager sa situation, à rendre ce mal nécessaire qu’est la société le plus doux possible, un retour à l’état de nature n’étant pas réalisable.

Les conditions de cet aménagement sont exposées dans Le Contrat social, qui décrit la théorie de l’État démocratique idéal. Rousseau y soutient notamment que le droit est purement conventionnel – sans référence transcendante – et ne peut donc trouver son véritable fondement que dans la volonté libre du peuple. Et celle-ci n’est réelle que dans la mesure où elle englobe la totalité des volontés individuelles. La légitimité de la loi tient en effet à ce que chacun se soumette librement aux décisions de la volonté générale : “chacun se donnant à tous ne se donne à personne” (I,6) et retrouve ainsi sa liberté dans “l’obéissance à une loi qu’(il) s’est prescrite” (I,8), même s’il a voté contre (!). C’est que Rousseau identifie la volonté générale avec l’expression de la raison, et que lui obéir, c’est aussi se libérer de la tyrannie des passions et de l’amour-propre, au point où “quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre” (I,7). La tentation totalitaire n’est donc pas très loin et la Révolution française en sera l’illustration avec la Terreur, dont les promoteurs seront de fervents lecteurs du tendre auteur de La Nouvelle Héloïse.

Ce n’est pas un hasard si la démocratie moderne naît et se maintient, que ce soit en Amérique ou en France, dans la violence. Née d’une révolution, elle a besoin pour sauver son unité une fois installée de désigner des ennemis à combattre, ceux qui ne pensent pas selon les mêmes schémas, qu’ils soient des « peaux rouges », des «brigands» (1), ou tout simplement qu’ils contrarient la satisfaction d’une tendance hégémonique à imposer un mode de vie. On voit comment la «macronie» se positionne aujourd’hui comme la seule alternative à un naufrage dans les extrêmes alors qu’elle n’incarnait pas vraiment l’idéal libéral de tolérance pendant le Covid… La différence, c’est le mal, et le développement naturel d’un tel système politique le pousse à la croissance de ses structures et à la centralisation. Il y a d’ailleurs là un paradoxe non négligeable, car si Rousseau considérait l’idéal démocratique réservé à des petites structures telles que la cité grecque ou le canton suisse (en mode Landsgemeinde) parce chaque citoyen pouvait y exprimer sa volonté individuelle – ce qui exclut l’entrée en jeu de partis car ceux-ci ne peuvent par définition exprimer ni une volonté générale ni des volontés individuelles – la formation de partis s’est très vite imposée dans les démocraties comme un moyen indispensable d’accès au pouvoir.

Quoi qu’il en soit, Rousseau occupe une place déterminante dans l’histoire de la politique moderne dont il peut être considéré comme le véritable père. Il renouvelle en effet la formulation du problème politique qui ne se pose plus entre des individus (roi et sujets) mais entre l’État (en tant qu’infrastructure anonyme) et le citoyen, Dieu n’intervenant dans le pacte social qu’à titre de garant moral, donnant à l’homme ce sentiment de “bonne conscience” quand il agit conformément à la loi et la raison. Cette application de la révolution cartésienne au domaine politique suivra la même évolution avec le déplacement du rôle de Dieu vers la morale d’abord puis vers sa négation. «Libéré» de la religion, le citoyen est isolé face à l’État qui devient toujours plus titanesque et n’a plus rien de démocratique au sens littéral (mais qui s’en soucie aujourd’hui puisqu’on peut contester un verdict des urnes pas assez politiquement correct ?). La différence entre la bonne démocratie et la mauvaise démocratie est-elle la même que celle entre les bons et les mauvais chasseurs ? C’est que pousserait à penser le programme mis en exergue par le Forum de Davos mais « n’ayez pas peur », c’est pour votre bien et l’État mondialiste s’occupe de tout. Faites juste ce qu’on vous demande mais ne vous étonnez pas si après l’Église, c’est le peuple tout entier qui se voit «tombé par terre, c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau» (2). Merci Jean-Jacques ! —

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Newsletter N° 228 – 4 juillet 2024 | Source : Perspective catholique