Michaël Béhé (Ména ou Metula News Agency) – A la Ména, vous le savez, on ne se contente pas, comme un grand nombre de confrères, de se focaliser sur l’aspect humanitaire des problèmes de notre temps. Parce que l’on sait que l’humanitaire est la résultante d’un dysfonctionnement et non sa cause. Pour faire de l’information, il est nécessaire d’exposer clairement et sans langue de bois les facteurs qui sont à l’origine d’une crise et, s’il en existe, d’établir la liste des solutions.
Ceci dit, et sans essayer d’arracher des larmes à nos lecteurs car cela ne sert à rien, ils doivent tout de même savoir que le quotidien des Libanais est un véritable enfer. Pour illustrer mon propos, sachez que ce mardi matin, avant de me poser devant mon ordinateur doté de huit batteries d’appoint, j’ai fait une demi-heure de queue devant la boulangerie afin d’acheter trois pitas, la quantité maximale concédée par personne.
J’entendais aussi remplir vingt litres d’essence dans mon véhicule, car la plupart des stations-services de la région de Beyrouth fonctionnent ce matin, suite à l’arrivée de deux navires d’approvisionnement dans le pays. Mais la queue, que j’ai évalué à une heure m’a dissuadé.
Pour comprendre notre douleur, sachez qu’il existe deux taux de change au Liban, encore que la semaine dernière il y en avait trois. 1 507 Livres Libanaises (LL) pour un dollar est le taux officiel, pratiquement en vigueur depuis les années 90. C’est à ce prix que les gens paient le plein de leur voiture et leur électricité jusqu’à maintenant.
Tandis que le dollar s’échange sur le marché parallèle ce matin – qui détermine la valeur réelle de notre devise – à 19 600 LL. C’est l’Etat qui subventionne pour le moment la différence, mais comme il est à court d’argent, il limite les achats de produits de première nécessité bien en-dessous des besoins minimaux du pays.
Et la situation empire rapidement. Il n’y a pratiquement plus d’électricité fournie par EDL, Electricité du Liban, les coupures, selon les régions, durent en moyenne huit heures par jour, dix dans le Sud.
Les gens achètent le courant à des propriétaires de générateurs privés, qui bénéficient eux aussi des mêmes subsides publics pour se procurer du mazout. On peut choisir de s’ « abonner » chez ces fournisseurs à un approvisionnement allant de 5 ampères à 15 ampères dans la plupart des cas. Sachez qu’à dix ampères, il est impossible de faire fonctionner simultanément la climatisation et la machine à laver le linge.
De toutes façons, les propriétaires de générateurs privés du Sud (Sidon) et du Nord (Tripoli) ont annoncé hier que leurs cuves étaient vides, et que dans quelques heures ils ne pourraient plus fournir d’électricité.
Et je vous parle toujours d’électricité payée 1 507 LL le dollar, un taux qui ne représente strictement rien. Lorsque les caisses de l’Etat seront totalement vides, et ce sera dans quelques jours, les Libanais devront la payer à raison de 19 600 LL pour un dollar. A ce prix, seuls deux pour cent de nos compatriotes disposeront encore de courant.
C’est terriblement préoccupant, mais le plus grave est assurément que les hôpitaux ne seront plus fournis. « Ce qui est un scénario de fin du monde », prévient le président du syndicat des propriétaires d’hôpitaux privés, Sleimane Haroun lors d’un entretien qu’il a accordé à la chaîne de télévision al-Hourra [ara.: la libre].
« Si l’électricité s’arrête, qu’adviendra-t-il des patients en soins intensifs ? », a demandé Haroun, « de ceux sous respirateurs artificiels ? de ceux qui font des dialyses, des salles d’opération ? ».
Il ne s’agit pas d’une perspective futuriste, plusieurs patients étant déjà décédés du fait des coupures de courant dans les hôpitaux, notamment des enfants, ou de la pénurie de médicaments.
Car les pharmacies sont désespérément vides, et les produits qui leur restent sont vendu à un prix que les Libanais n’ont plus la capacité de payer. Hier, des manifestants on pris d’assaut et pillé une pharmacie du quartier de Tarik Jdidé, en plein centre de Beyrouth.
C’est le résultat d’une réduction drastique des subsides de l’Etat sur les médicaments. Les pharmaciens ne sont plus livrés, et les Libanais qui le peuvent doivent se procurer des médicaments à leur valeur réelle, sur la base de 19 600 LL pour un dollar.
Il manque un élément clé pour saisir l’ampleur de la détresse des citoyens libanais : le salaire minimum. Il s’élève à 675 000 LL par mois, soit moins de 40 dollars. Mon voisin de pallier est un professeur d’université ; avec sa femme et ses deux enfants, ils vivent sur son salaire de 80 dollars mensuels et sur le salaire minimum de son épouse, soit environ 120 dollars au total. Jeudi dernier, j’ai vu sa femme, une infirmière diplômée, cheffe de service dans l’un des plus grands hôpitaux beyrouthins, faire les poubelles. Nous avons fait semblant de ne pas nous reconnaître.
Je parle ici de bourgeois éduqués, relativement « chanceux », qui habitent l’un des quartiers d’immeubles les plus huppés de la capitale. Cela ne reflète pas la situation moyenne de nos concitoyens, dont cinquante pour cent sont au chômage.
Moi, grâce aux amis du rédac-chef qui se rendent régulièrement à Beyrouth et me remettent mon salaire en dollars, je ne suis pas favorisé, je suis carrément « riche ». Ce, d’autant plus qu’il est impossible de sortir des devises – même si on en possède sur son compte – des banques libanaises.
De plus, mes camarades salariés de la Ména ont tous abandonné depuis quatre mois une partie de leur rétribution en ma faveur et la rédaction double la somme ainsi réunie. Cela nous permet de subvenir aux besoins fondamentaux de soixante Libanais, principalement les membres de ma famille et ceux de ma femme. Que mes camarades, de même que les abonnés de la Ména sachent que ces soixante personnes mangent à leur faim et ceux qui ont besoin de médicaments pour des maladies chroniques les reçoivent. Ils ont créé une petite île d’humanité au cœur de l’enfer, qu’ils en soient sincèrement remerciés.
L’argent vient d’Israël, de nos généreux voisins. Leur ministre de la Défense Benny Gantz, le maire de Métula, David Azoulay et dernièrement le Premier ministre Naftali Bennett ont proposé de fournir une aide d’urgence inconditionnelle à mon pays. Ils n’ont pas même reçu de réponse.
De source officieuse, nos voisins du Sud seraient disposés initialement à remplir les rayons de nos pharmacies et à nous envoyer tous les surplus de leur industrie alimentaire. Il nous suffirait de dire oui.
Comme nous avons dit oui au Qatar qui règle la solde de nos militaires et de nos policiers, sans quoi le Liban aurait déjà sombré dans la guerre civile et serait entièrement contrôlé par la Théocratie iranienne par l’intermédiaire de ses séides chiites libanais de la milice du Hezbollah.
Si vous ne l’avez pas encore remarqué, nous sommes maintenant passés aux causes de notre faillite économique. On peut même mettre la phrase précédente au singulier : à la cause de notre faillite économique. Car cela aussi Messieurs Gantz et Bennett l’on précisé : la situation apocalyptique dans laquelle nous nous trouvons est uniquement due à la mainmise de Téhéran sur le Liban.
Nos mécènes arabes habituels, Arabie Saoudite en tête, refusent de venir en aide à notre population tant que le pays aux cèdres servira de porte-avions aux ayatollahs qui sont leurs ennemis mortels.
Même son de cloche au FMI (Fonds Monétaire International) et à l’ONU : pas d’aide économique massive sans réforme politique ; entendez par là, sans mettre définitivement un terme à la mainmise de la « République » Islamique d’Iran et faute de désarmement du Hezbollah.
Pour illustrer ce propos, il suffit de relever qu’en Iran les gens vivent depuis des années dans les conditions que nous expérimentons ces deux dernières années. Ce qui n’empêche pas le Guide Suprême Khameneï de dépenser des dizaines de milliards de dollars pour parvenir à l’arme atomique.
Or s’il n’est pas ému par le fait que les pharmacies de Téhéran sont désespérément vides, pour quelle raison se laisserait-il attendrir par la vacuité de celles de Beyrouth ?
Depuis le début de la pandémie de la Covid, l’Iran déclare, qu’il pleuve ou qu’il vente, entre 100 et 200 morts par jour. 86 000 de puis le début de l’épidémie, alors que les sources de l’opposition parlent de plus de deux millions et demi de morts et de charniers à ciel ouvert contenant des milliers de corps.
Ce n’est pas de gens pareils que les Libanais peuvent attendre la moindre compassion. On peut même affirmer que le Hezbollah, qui bénéficie toujours de fonds en provenance d’Iran et des revenus de l’argent qu’il vole au Liban de toutes les façons possibles, allant jusqu’à la vente massive d’objets archéologiques appartenant au patrimoine national, profite de la situation.
Cela l’aide à phagocyter l’Armée, la Police et le Renseignement, et à corrompre la Justice et la société civile. Des proches du Hezbollah doivent prochainement passer en jugement à cause de la responsabilité écrasante de la milice chiite dans l’explosion du port de Beyrouth. Le Hezb a déjà fait savoir qu’il ne laissera pas condamner ses agents, et tous les Libanais ont la faiblesse de le croire.
Sur le plan politique, il bloque depuis un an la formation d’un gouvernement en exigeant des portefeuilles clés, voire qu’on les lui remette systématiquement dans les années à venir.
Or il est avéré que le Liban ne recevra aucune aide internationale ou arabe conséquente tant que le Hezbollah exercera le pouvoir, que ce soit de façon visible ou dans un gouvernement parallèle.
En plus des problèmes politiques liés à cette aide, le Hezbollah a amassé des stocks de plus de 100 000 roquettes et missiles, dont le plus grand nombre est dissimulé dans le sous-sol de notre capitale en vue de l’ouverture d’un second front avec Israël en cas de conflit entre Jérusalem et Téhéran.
L’état de paupérisme de la population n’a en rien infléchi cette campagne d’armement, bien au contraire. Les quartiers les plus menacés au monde sont ceux du sud chiite de Beyrouth, dans lesquels le Hezb et les Iraniens se servent des habitants comme de boucliers humains pour dissimuler des batteries de roquettes dans les immeubles d’habitation.
Depuis la publication des emplacements de ces batteries, les institutions et les habitants savent à quoi s’en tenir. Ils savent également que l’Armée libanaise n’est pas maîtresse de la situation sécuritaire du pays, et que le gouvernement ne décide pas de faire la guerre ou de signer la paix. En fait, il ne décide de rien.
A Kfar Kileh, le drapeau national libanais ne flotte plus, même symboliquement, on n’y voit plus que ceux du Hezb, de l’Iran ainsi que le drapeau palestinien.
Le ministre français des Affaires Etrangères, Jean-Yves Le Drian, vient d’annoncer qu’il a obtenu un consensus au sein de l’Union Européenne pour décréter des sanctions contre les dirigeants libanais s’ils ne forment pas un gouvernement jusqu’à la fin du mois. A quoi cela servirait-il ?
A rien. Pour parvenir à former un gouvernement au Liban, il faut faire pression sur l’Iran, pas sur le Président Aoun qui n’a aucun contrôle sur la situation. Le Drian et l’Europe sont naturellement au courant, mais il n’ont pas le courage de prendre les décisions qui s’imposent.
A Paris on est allé plus loin lorsqu’une mission d’information de l’Assemblée nationale française a, le 6 juillet courant, appelé au déploiement en urgence d’une task force internationale sous l’égide des Nations Unies et de la Banque mondiale « afin d’amplifier les actions humanitaires ».
Ces recommandations ont suscité un vif intérêt au Liban. D’autant plus que trois jours plus tard, les ambassadrices des Etats-Unis et de la France à Beyrouth, Dorothy Shea et Anne Grillo, ont effectué une visite en Arabie saoudite. Afin de voir si dans le cas d’un déploiement de ce genre, Ryad organiserait une aide financière massive pour notre pays à l’agonie.
Le Hezbollah a évidemment réagi immédiatement à ces manœuvres afin de les condamner par tous les moyens possibles. Car, on le comprend aisément, cette task force internationale ne serait pas dépêchée chez nous pour quelque action humanitaire que ce soit ni pour maintenir la paix, selon les formules d’usage.
A y regarder en face, c’est l’unique solution pour éviter la banqueroute et la guerre civile, mais c’est aussi un remake de l’envoi d’une « Force Multinationale d’interposition » à Beyrouth, le 21 août 1982, par les Etats-Unis, la France et l’Italie.
Une aventure militaire qui s’était soldée quatorze mois plus tard par l’assassinat par le mouvement précurseur du Hezbollah de 241 soldats américains ainsi que de 58 parachutistes français.
Il n’existe pas de raison sensée de penser que le Hezbollah réagirait différemment en 2021 qu’il l’avait fait en 1983. On est en présence d’une tentative expansionniste de l’Iran pour s’accaparer le Liban, et cette tentative à déjà réussi à 50%, occasionnant la situation économique et sécuritaire que nous traversons. Il n’y a aucune raison de penser que l’Iran se laisserait déposséder de sa conquête sans combattre. Ou plutôt, en envoyant la milice chiite libanaise combattre à sa place.
Les Etats-Unis et la France comptent sur les résultats des prochaines élections législatives qui se dérouleront au printemps prochain. Ils espèrent que les rapports de force politiques évolueront au détriment du Hezbollah, dont l’affaiblissement reste leur principal objectif. En cas de victoire de l’opposition, une nouvelle coalition disposerait de la légitimité requise pour demander l’envoi de la « task force internationale ».
Ce calcul comporte deux problématiques : la première est que l’on n’est pas sûr du tout que le Hezbollah perdra des sièges lors des prochaines législatives. Par ces temps d’hypercrise, les nombreuses ONG qu’il entretient distribuent de la nourriture et autre produits de première nécessité à certaines tranches-cibles de la population. C’est évidemment de la clientélisation, et partant, une forme de corruption électorale, mais qui pourrait la dénoncer dans les conditions qui prévalent ?
Le second problème est encore largement plus préoccupant et démontre la naïveté des Occidentaux : le plus simplement du monde, faute d’être placé en soins intensifs dans les semaines à venir, le Liban n’existera plus en tant que pays au printemps 2022 !
Malheureusement, comme si toutes ces inconnues menaçantes ne suffisaient pas à notre malheur, il y a pire que tout cela : la capacité de notre pays à fabriquer des richesses ne suffit plus à assurer son équilibre financier.
Avec un PIB [Produit Intérieur Brut] nominal – l’indicateur économique qui permet de quantifier la valeur totale de la « production de richesse » annuelle effectuée par les agents économiques résidant à l’intérieur d’un territoire – de l’ordre de 55 milliards de dollars pour 5.3 millions d’habitants, les Libanais ne produisent pas suffisamment de richesses pour stabiliser leur économie.
Les experts prétendent que nous avons impérieusement besoin de cent milliards de dollars (sans compter la reconstruction du port de Beyrouth) pour nous en sortir alors que les sommes envisagées lors des discussions entre nos partenaires n’atteignent pas 35 milliards.
Mais même dans l’hypothèse dans laquelle on nous remettrait à flot, cela nous permettrait de survivre à court terme, mais rien de plus. Le déficit se creuserait à nouveau durant notre convalescence.
Ce qui signifie qu’il nous faudrait au minimum passer à un PIB nominal de l’ordre de 100 milliards de dollars pour assurer notre pérennité.
C’est possible, mais cela nécessite des réformes dans tous les domaines. Politique. Electoral. Sécuritaire, etc.
Cela passe indubitablement par la paix et le commerce avec Israël, le désarmement du Hezbollah et la cessation des relations avec l’Iran. Ce sont les conditions pour que le monde arabe nous réintègre et que nous jouions à nouveau notre rôle de pivot dans les affaires commerciales et financières du Moyen-Orient. Notre économie est basée quasi-exclusivement sur le secteur tertiaire et faute de confiance, le secteur tertiaire n’a pas droit de cité.
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Lettre d’information N° 49 – 14 juillet 2021 | Source : Perspective catholique
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