Christian Bless – A l’occasion du 50ème anniversaire de son rappel à Dieu, les Editions Sainte-Madeleine ont accompli un devoir de piété filiale en publiant un Mémorial en l’honneur d’André Charlier. Né le jour de Noël en 1895, le directeur des écoles de Maslacq et de Clères a quitté ce monde le 8 août 1971. Une cinquantaine de pages réunissent quelques textes d’André et d’Henri Charlier ainsi que des témoignages de Jean Madiran, dom Gérard Calvet, Gustave Thibon, le RP de Chivré et d’Antoine de Lévis-Mirepoix.

Il était grand s’exclame ce dernier dans un beau portrait qui ouvre la très riche biographie que lui a consacrée un moine bénédictin de sa famille (André Charlier, Le prix d’une œuvre – Terra Mare, Editions Sainte-Madeleine), recensée par Pierre Saint Servan dans Présent le 17 juin 2016. Cet ancien élève résume ainsi l’impression de tous ceux qui ont eu le privilège d’approcher André Charlier et s’avouaient débiteurs insolvables d’un homme qui a marqué leurs vies à tout jamais, et, des décennies plus tard, en parlaient avec respect et émotion en nous transmettant l’enseignement reçu.

Un autre univers mais le seul
Laissons le préfacier à ses souvenirs vibrant d’une présence qui ne l’a pas quitté malgré l’absence du maître : « Il était heureux, … malgré son inextinguible soif de perfection, sa quête incessante de la « hauteur ». Je découvre maintenant que s’il était si puissamment, si totalement un homme, c’était parce qu’il se situait au cœur même de l’essentiel dans l’acceptation des tourments de notre incarnation et dans le vertige de la beauté infinie du visible et de l’invisible.» Et de citer André Charlier pour illustrer ce propos : « Il y a cette âme que nous portons en nous et qui est capable d’accueillir en elle tout l’univers – afin de le recréer. C’est ce besoin de recréation qui nous tourmente sans cesse … (Journal, 27 juin 1919).

La fidélité à l’essentiel, l’exigence, le monde des âmes … voilà qui, sans doute, définit l’homme et son œuvre : « On ne peut pas être un homme si on ne réussit pas à tirer de soi tout ce qu’on est, à donner de soi tout ce qu’on a ; si on n’a pas cette souveraine exigence, on n’entrera jamais dans la réalité de l’homme. » Jean Madiran résumait : « L’arrivée à Maslacq était l’arrivée dans un autre univers ; la vie à Maslacq, l’apprentissage d’un autre univers : mais du seul qui soit véritable… L’univers des âmes appelées à la sainteté : et le reste n’a aucune importance». Que dirions-nous aujourd’hui, au milieu des décombres d’un monde qui ne finit pas de se défaire ? Mais, au milieu de cette dissolution générale, le témoin nous a été transmis et nous charge d’une responsabilité ; celle de lire et de relire, de comprendre et de transmettre à notre tour.

Le chemin contraire
Dans l’éditorial du dernier numéro de la revue Catholica, Bernard Dumont, son directeur, cite la définition de la modernité formulée par l’Encyclopoedia Universalis : « C’est un mode de civilisation caractéristique, qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles. » Commentant ces lignes, l’éditorialiste ajoute : « C’est pourquoi la modernité fait l’objet d’expressions multiples, éventuellement contraires (…) mais fondamentalement associées entre elles par cette négation initiale ». Dans le numéro spécial que la revue Itinéraires consacrait, en 1982, à Henri et André Charlier, Jean Madiran attirait l’attention du lecteur sur le fait que, élevés par un père franc-maçon, sans baptême ni catéchisme, ils avaient parcouru le chemin « du monde moderne à la foi chrétienne. » Nous y sommes. Cette modernité a tout submergé, au-delà de ce qui pouvait être imaginé à l’époque, tout, la foi, les moeurs chrétiennes débaptisées qui ont survécu un temps à la déchristianisation, et la loi naturelle, la raison, l’intelligence dont Marcel De Corte nous expliquait alors qu’elle était en péril de mort et dont les régressions, que les pédants du jour nomment sociétales, tendent à prouver que cette intelligence est désormais morte, dans les allées du pouvoir au moins.

Par sa personne, son œuvre et ses écrits, André Charlier nous appelle à parcourir le chemin « du monde moderne à la foi chrétienne. » Face à cette volonté de faire du passé table rase, à cette modernité qui n’est autre qu’un nihilisme, le Patron de Maslacq nous invite à une réforme intellectuelle et morale qui passe par un retour à la gratuité car « Notre monde se meurt parce que la gratuité n’y est plus possible. »

Contre ce mouvement de rejet, de revendication de toutes sortes de droits, André Charlier demande à l’homme moderne « d’accorder un instant au silence intérieur, parce qu’alors il s’apercevra du grand mystère et il tournera vers son Créateur un visage plein de larmes. » et « que cet homme consente à recevoir, c’est-à-dire à reconnaître sa dépendance. » Au milieu du vacarme de cette modernité, de cette conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure, comme l’écrivait Bernanos, d’une vie de plus en plus factice, virtuelle, nous sommes invités « à descendre en nous-mêmes, et aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités … ».
Gustave Thibon témoigne de ce que « André Charlier était possédé par le besoin de donner. Et non seulement ce qui concerne la nourriture de l’esprit et la formation du caractère, mais par-dessus tout l’ouverture au mystère et au divin. » Il rend hommage à « un maître dont la vie s’est consumée à veiller sur cette semence d’incréé – le grain de sénevé de l’évangile – qui repose au fond de la créature et dont la croissance fait éclater les limites de l’homme ».

D’autres contributions diront sa passion pour la France qui est « un sentiment silencieux, c’est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire les gestes de sa race, des gestes vrais ». Parce que « la France est une aventure unique. (…) Et c’est une aventure qui n’est pas finie ». (Invention à deux voix)

Transmettre
« Le meilleur moyen de remercier André Charlier d’avoir tant aidé le combat, est d’avancer encore plus fort, et encore plus loin. » écrit le R.P. Bernard-Marie de Chivré, O.P. de son côté, au moment du décès de l’auteur des Lettres aux Capitaines.
Le Mémorial publié par les Editions Sainte-Madeleine et cet hommage de Présent se présentent comme un mouvement de gratitude, un acte de piété filiale, comme une volonté déterminée de ne pas laisser en déshérence le don qui nous a été fait. Et de le faire fructifier en lisant ou en relisant la substantielle biographie qui lui a été consacrée et en faisant lire aux générations qui montent les pages lumineuses d’André Charlier, notamment celles rassemblées dans Que faut-il dire aux hommes, ainsi que ses Lettres aux Capitaines et ses Lettres aux parents.

Elles contiennent un secret, une disposition de l’âme et de l’intelligence que le monde moderne ne nous a pas apprise. Dans le numéro spécial de la revue Itinéraires du mois de septembre 1972, consacré à André Charlier, Jean Madiran nous confiait l’héritage : « La pensée d’André Charlier, l’accent et le mouvement et le chant de cette pensée, soustraite par l’écriture à la fuite du temps, voilà ce qui nous est conservé et ce qui peut être transmis. Non pas de soi-même : mais si nous travaillons à cette conservation et à cette transmission. » —

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Newsletter N° 214 – 17 mai 2024 | Source : Perspective catholique